Simone Debout. Hommage à Jean-Toussaint Desanti

Pour participer à l’hommage ce soir, je dirai brièvement mon écoute des mots de Touky inscrits sur l’invitation :
« Charnelle toujours est la figure de l’autre si absente soit-elle ».
Une phrase à lire dans le contexte, bien sûr, mais qui, seule, donne à rêver et, telle la parole vive de Touky, semble émanée de son silence, de ses longs silences pensants, accordée aujourd’hui à sa présence absente : aussi bien, charnelle toujours est la figure de l’autre, si absente soit-elle.
Avec une admirable concision, Touky donne à entendre que l’autre ne paraît ni par une pure inspection de l’esprit, ni par la réception sensorielle passive, mais dans une relation active de chair à chair. Intuitive, la figure de l’autre n’est pas pour autant immédiate ; ni fusion ni absorbtion, elle rassemble des impressions, des qualités, mais cette unité mouvante, toujours inachevée, suppose à même l’appréhension sensible un certain dégagement, un écart où jouent l’imagination et la pensée.
D’où suit que les erreurs dites des sens sont des erreurs de jugement, un rapport faussement apprécié que de nouvelles explorations rectifient.
À l’altérité réelle inépuisable répondent des figures toujours en voie de formation, charnelles et imaginées, tandis qu’inversement, les images de l’autre absent sont toujours charnelles. Et le pouvoir d’émotion des images tient à l’union de ce qui advient par l’autre et de ce que cet apport éveille au tréfonds sensible affectif de celui qui voit et imagine. Les figures présentes ou absentes extériorisent une double intériorité, elles expriment ce que l’on prétend ineffable, elles offrent à reprendre la transmission et le partage de ce que l’on prétend incommunicable.
Alliés à l’imagination, les sens ont pouvoir de sens. Ils créent entre le figurant et l’autre figuré (que cet autre soit un semblable ou un animal, un végétal, une pierre même), un espace vibrant et des échanges que le jugement et le langage peuvent éclairer mais non épuiser, car ils procèdent d’une relation primordiale entre l’infinité extérieure et les puissances latentes illimitées de la chair sensible, de la chair pensante.
Mise en branle et mise en sens irremplaçables qui produisent des leurres, des mirages, mais aussi des illusions réelles qui révèlent des aspects inconnus, des zones inexplorées du for intérieur et du monde, qui ouvrent un accès à des manières d’être que l’on croit abolies, à des expériences, des mœurs, des idées étrangères, les plus éloignées dans le temps et l’espace. En témoigne la force de bouleversement des masques africains, tibétains ou du Grand Nord. Ces figures d’un homme, d’un animal, ces visages sans yeux nous regardent et réaniment une opulence sauvage, une violence enfouie mais qui soudain visibles émeut profondément, car elle touche ce dont elle sourd, le centre de vie originel de plain pied avec la nuit et le soleil, la terre et le ciel. Mimant l’effroi, l’agressivité et l’humour, les masques exhibent et exaltent non seulement des expériences vécues, mais des désirs, des peurs, des cruautés inavouées, refoulées. Ces images fictives sont assez fortes pour faire vaciller l’identité et les certitudes rassurantes, pour démentir la transparence de la conscience et celle corrélative d’un monde assujetti à des lois rationnelles, assez troublantes pour mettre en échec la volonté de se faire maître et possesseur de la nature et de sa propre nature. Remontées des fonds obscurs, les figures étranges attestent l’opacité du dedans et du dehors, mais aussi l’élan de vie inventive et l’emprise sur les données internes et externes qui se conquièrent entre les hommes, les propensions qui se font effectives dans le groupe primordial. Et les faces mobiles qui passent de l’un à l’autre évoquent les gestes d’un théâtre sauvage, les danses et les transes, l’extase collective où acteurs et spectateurs s’échangent et s’approprient ensemble l’espace.
Effrayants ou grotesques, menaçants ou protecteurs, les masques, plus vrais que les visages, recréent les relations dont ils naissent. Leur puissance expressive n’induit pas une régression vers le passé archaïque, ni le seul réveil de hantises et de conflits assoupis ou oblitérés mais la découverte de la transmission des forces, du magnétisme qui, hors de toute nécessité causale, sonde et capte les résonnances sensibles.
Frustes et fascinantes, les figures excessives rallient et multiplient ce que l’art du portrait a séparé, sans jamais assouvir le désir, ni achever le dessein d’une intériorité visible.
Muette éloquence cependant grâce à laquelle voir et reconnaître le plus caché, le plus intime, sa propre altérité avec celle d’autrui, le paradoxe réel de singularités uniques et communicatives. Qu’elles soient en effet ponctuelles et partielles ou qu’elles poussent les traits particuliers jusqu’au type, à la caricature, les figures charnelles sont toujours distinctes, des unités indivisibles et elles ont par là même valeur polémique ; elles constituent le contrepoint de l’analyse scientifique qui décompose tout être en éléments et des infimes homogènes recomposent des touts intelligibles, interchangeables.
Une ascèse qui, si elle pouvait se substituer à l’apparaître naïf, annihilerait les qualités qui tour à tour enténèbrent et enchantent le monde. Si la science pouvait insérer l’homme en ses réseaux de plus en plus complexes et raffinés elle en ferait un objet en général, offert à ses opérations et, pareil à tout objet construit, manipulable à merci.
Or la métamorphose merveilleuse qui, des corpuscules en mouvement ( que décèle la science) fait des couleurs, des sons, des contacts doux ou rugueux, des saveurs, des odeurs, est par bonheur irréductible, et l’organisation spontanée des qualités, leurs compositions infiniment variées s’opposent à l’uniformité.
Résistance féconde et essentielle car l’intuition imaginative que les compositions sensibles, charnelles, mettent en jeu et en œuvre est à la source des « charmes composés » de la vie et des merveilles de l’art et des conquêtes mêmes de la sciences.
« Je pense d’abord par images » dit Einstein, comme si les images recélaient la puissance d’invention, l’imprévu, les dons du hasard mystérieusement aimantés, comme si l’imagination était au sommet, les prémices de l’esprit, ce qui déborde et relance les raisons, le levain des pensées les plus exactes.
Le peintre apporte son corps a-t-on dit, mais sans doute aussi le philosophe, le savant. Et Touky, parlant lorsqu’il médite les idéalités mathématiques d’un « corps de l’esprit », signifie que la pensée la plus déliée exige quelque support, faute de quoi dans l’éblouissement du pur idéal le mathématicien, telle la colombe qui tombe au dessus de l’air, ne « saurait plus ce qu’il dit ni si ce qu’il dit est vrai » ; un support donc et même, tremplins de nouvelles avancées, des figures non plus évidemment charnelles mais visibles, des figures corps-esprit.

24 mars 2003
Maison de l’Amérique latine