Simone Debout. Intervention au cimetière du Père Lachaise lors des obsèques de Dominique Desanti, le 14 avril 2011

J’ai connu Dominique en 1939, peu après Jean-Toussaint Desanti, Touky. Et depuis, de longues et brèves années à travers les événements de l’histoire et de notre histoire, sa présence constante, fidèle à ses amis, Dominique, garante d’une continuité.
Et tranchant, l’irrémédiable : Dominique en avait une vue aiguë et fataliste. Mais soudain la conscience et l’expression spontanée, bouleversante : quand elle m’a appris la mort de Touky une heure auparavant – Touky avec qui, la veille à l’hôpital, nous préparions son retour imminent chez lui - comme je restais sans voix : « Mais tu sais, c’est pour toujours », dit-elle.
L’inéluctable, non plus abstrait, mais la vie éteinte, la séparation, ne plus voir le visage aimé, jamais plus.
Ma révolte pourtant irritait Dominique. Elle morigénait : « C’est ainsi », disait-elle.
Révolte vaine, aussi vaine que les fables qui tentent de consoler. Mais il y a les mots, les images, les mots et les images, les souvenirs, si vifs parfois qu’ils renouvellent l’émotion des moments de bonheur, d’amour, d’amitié, les échanges ou les heurts véhéments et chaleureux.
Je revois Dominique tapant allègrement les stencils de l’un des premiers, sinon le premier journal clandestin : « Sous la botte », en octobre 1940. Sans avoir encore de conviction politique, Dominique devenait la cheville ouvrière d’une folle entreprise qui réunit alors quelques normaliens et leurs amis. En tout premiers, François Cuzin, Merleau-Ponty, Marot et, bien sûr, Touky. Tous rédigeaient des articles tapés puis ronéotypés sur la machine de la rue d’Ulm et distribués au hasard des rues. Un peu plus tard, en février 1941, ce fut « Socialisme et liberté » avec Sartre ; un journal mieux informé et diffusé. Une exigence d’agir en un temps où tout allait mal : les nazis vainqueurs sur tous les fronts, l’Angleterre seule tenait bon, mais isolée et vulnérable. Quant à notre résistance, elle était évidemment de portée infime et cependant essentielle : refuser de se soumettre, préserver et propager autant que possible une aire de liberté.
Pourquoi rappeler de si lointains souvenirs ? Parce que c’est en ce temps-là que se nouèrent des amitiés indéfectibles. C’est alors aussi que Dominique manifesta la vitalité, l’énergie, la volonté et le courage qu’elle a maintenus jusqu’à son dernier jour. Un temps aussi où je découvris Dominique et Touky de près, quotidiennement, lorsque mon appartement devenu possible souricière - lorsque Yvonne Picard, ma collègue de résistance, fut arrêtée -, je trouvai refuge chez Dominique et Touky. « Des chats », disait, répétait Dominique. Des chats, donc, à l’hospitalité entre toutes généreuse. Un partage sans réserve des biens matériels rares ou des bribes du luxe et un libre échange des idées, celles-là multiples et variées, entrecroisées ou confrontées. Des bonheurs vécus qui ne peuvent être enlevés : un autre pour toujours.
Après la Libération, Dominique, journaliste, voyagea dans les pays de l’Est et en Afrique. Mais elle qui se voulait chatte était essentiellement un chat des villes, et d’abord de Paris. Jamais lasse du spectacle des rues et des rencontres imprévues, attentive aux traces magnifiques ou émouvantes du passé comme des transformations, des mutations des quartiers de la ville, de la culture, les sources vives de ses travaux d’historienne, de biographe, d’autobiographe, de romancière.
Elle allait vers l’avant et l’avenir, un au-delà de la vie individuelle qui, par là même, est aussi gage de continuité. L’élan inépuisé, nécessairement uni à la révolte contre tout ce qui entrave la liberté réelle, les puissances de vie de chacun et de tous.
Des images, mes images passées présentes de Dominique et de Touky.