Inauguration de la plaque commémorative

Pose de la plaque commémorative

en l’honneur de Jean-Toussaint et Dominique Desanti,

le 13 juin 2013

 

Les parisiens qui, le jeudi  13 juin 2013, un peu avant 18h empruntèrent la rue Clauzel depuis la place Georges-Toudouze, pour rejoindre la rue des Martyrs, ont pu s’étonner de trouver la rue fermée aux voitures, et de devoir traverser un attroupement devant le numéro 6. Les plus observateurs ont pu y reconnaître un ancien premier ministre, Lionel Jospin, le maire du 9ème arrondissement, Jacques Bravo, le peintre Françoise Gilot, la philosophe Sylviane Agacinski, la romancière Noëlle Chatelet, ou encore les écrivains Gabriel Matzneff , Guy Scarpetta et bien d’autres visages connus.

En se renseignant, au passage, les plus curieux ont pu apprendre que la société "Les Amis de Dominique et Jean-Toussaint Desanti" s’apprêtait à dévoiler une plaque commémorative sur la façade de l’immeuble où ils vécurent plus de trente ans. D’ailleurs à gauche du porche, une ficelle pendait depuis un carré de tissu masquant ce qui devait être cette plaque.

La matinée avait été pluvieuse, mais des éclaircies étaient annoncées pour l’après midi, ce qui ne laissaient pas cependant d’inquiéter les organisateurs, éclaircies supposant pluies et averses. A l’heure dite, alors que quelques dernières personnes se hâtaient pour rejoindre le groupe, les nuages dégagèrent brusquement un soleil éblouissant qui vint  illuminer toute la rue.

 La cérémonie pouvait commencer.

Lionel Jospin qui était attendu ailleurs, mais avait tenu à être présent, fut le premier à dire quelques mots, rappelant qui avaient été Dominique et Jean-Toussaint Desanti. Puis Jacques Sédat -Président de l’Association des Amis- invita le maire du 9ème, Jacques Bravo, à découvrir la plaque, ce qu’il fit après avoir prononcé un discours (voir les textes ci-joints)

Sur une plaque de pierre calcaire fixée sur la façade du 6, rue Clauzel, on peut lire désormais :

 

« Ici vécurent, à partir de 1972,

Jean-Toussaint Desanti,

philosophe (Ajaccio 1914 - Paris 2002),

et Dominique Desanti,

écrivain (Moscou 1914 - Paris 2011),

Résistants »

 

Quelques amis de Dominique et Jean-Toussaint prirent ensuite successivement la parole : Simone Debout-Oleszkiewicz la camarade de jeunesse et amie depuis la Résistance, Lau, l’ami chinois, Noëlle Chatelet, l’amie et voisine, Laure Pancrazi, l'amie corse... enfin fut lu un texte de Pierre-François Moreau et de David Wittmann, au nom de l’Institut Desanti et de l’ENS de Lyon

 Le soleil particulièrement violent en ces franges de l’été,  jouait sur les visages et voilait les photos qui, comme vous le verrez,  ne pouvaient maitriser le contraste trop fort entre ombres et lumière. 

Chacun s’y essaya en vain.

 

Il fallait dégager la rue : le président Jacques Sédat conclut la cérémonie et invita chacun à rentrer dans l’immeuble.

Sous le passage voûté (menaces de pluie obligent), des tables garnies, des verres et des bouteilles nous attendaient, et pendant plus de deux heures les conversations envahirent la petite cour pavée et arborée familière à tous.

L’engagement pris à la dernière Assemblée générale de l’Association des amis de poser une plaque commémorative avait été tenu. Désormais, tous ceux qui passent rue Clauzel, qu’ils aient ou non connu les Desanti peuvent avoir soit une pensée affectueuse pour eux, soit une curiosité nouvelle pour ces deux figures qui furent un modèle de vie courageuse et lucide, pour nos chats accueillants gracieux et chaleureux que nous avons été nombreux à tant aimer.

                                                                                                                   Christine Goémé

PS Quelques mois plus tard, nombre de ceux qui étaient là se sont retrouvés devant le bel immeuble d’en face, où une autre plaque fut posée en l’honneur du philosophe François Chatelet voisin et ami cher des Desanti

 

 

 

Documents

 

Discours de Lionel Jospin,

Chers amis,

Jacques Sédat m’a demandé de dire quelques mots au début de cette amicale cérémonie —  que Sylviane et moi devons malheureusement quitter vite —, cérémonie grâce à laquelle seront désormais gravés, ensemble et singulièrement, dans cette rue de Paris, les noms des Desanti.

Cette plaque dit ce que nous savons : il est tout aussi impossible de disjoindre qu’inconcevable de confondre les personnalités et les parcours de Jean-Toussaint Desanti et de Dominique Desanti.

Il est impossible de les disjoindre tant, pour leurs contemporains et pour leur amis, la grande histoire —celle tumultueuse et tragique du XXe siècle dans laquelle ils ont jeté leurs forces— et la belle histoire—celle du libre amour qu’ils ont éprouvé l’un pour l’autre et dont ils ont fait, sans prosélytisme, un art de vie—tant ces deux histoires les ont soudés.

Unis dès 1938, ils sont entrés ensemble en 1940 dans la Résistance, ils ont adhéré tous deux au Parti communiste clandestin en 1943 et, après un engagement sans faille, ils ont treize ans plus tard rompu avec le stalinisme, le rapport Khrouchtchev et  l’écrasement de la Révolution démocratique hongroise par l’Union soviétique ayant dessillé leurs yeux ou ravivés leurs doutes.

Après cette expérience cruciale, grisante, puis meurtrissante —au cours de laquelle ils avaient joué leur vie et exposé au risque de l’endoctrinement leur exigence intellectuelle— ils n’ont plus jamais voulu rallier une organisation politique.

Mais ils n’étaient ni aigris ni désabusés et l’esprit de révolte continuait à vivre en eux. Ils n’ont pas fui les grands débats du siècle qui se poursuivait, ils n’ont pas rejeté l’engagement politique, ils en ont changé les formes. Avec flamme et avec lucidité, ils ont pris partie pour la décolonisation, l’indépendance algérienne, les luttes africaines, le mouvement de 1968, la libération des femmes, et même pour le changement politique en France.

C’est alors que nos chemins se sont croisés, que j’ai pu leur dire mon admiration et qu’ils m’ont accordé leur estime.

S’ils étaient intimement liés, ils restaient toujours libres. Il serait donc inconcevable de les confondre, tant la personnalité de l’un et de l’autre était forte et tant les champs de la pensée et de l’écriture dans lesquels ils se sont tous deux illustrés étaient propres à chacun, même s’ils ont souvent côtoyé ensemble les grands intellectuels de leur temps.

Jean-Toussaint Desanti était philosophe et professeur. Il n’était pas seulement le penseur des mathématiques, de leur langage et de cet univers à part constituant une sorte « d’arrière monde ». Sa réflexion était ancrée dans la réalité épaisse et opaque du monde où nous sommes embarqués et que seule la parole permet d’éclairer. Pour lui, la pensée était un voyage qu’on doit reprendre chaque jour, toujours avec les autres, dans le partage, pour donner un sens à nos vies.

Dominique Desanti a été journaliste, romancière, historienne, biographe, essayiste. Passionnée par la danse, les arts et la littérature. Amoureuse des langues —le Français, l'Anglais,  le Russe et l’Allemand. Elle a dit avoir toujours aimé les rencontres : avec les grands mouvements collectifs (ceux du Tiers-Monde ou des femmes). Et avec les destins des êtres qui l’avaient frappés et que ses récits faisaient revivre. C’était là l’une des formes de sa générosité.

Pour les passants de demain, entre les dates et les lieux qui furent les bornes de leurs vies, sur cette plaque, trois mots seulement diront ce qu’ils furent : philosophe, écrivain, résistants.

Pour nous tous, et tant que nous vivrons, les mots viendront en foule pour faire ressurgir Jean-Toussaint et Dominique Desanti et dire que nous les admirions et que nous les aimions.

 

Discours de Jacques Sédat, Président de l'Association

 

Monsieur le Maire,

 

Nous sommes très honorés qu’en tant que maire du IX° arrondissement, vous veniez inaugurer cette plaque pour rappeler la mémoire de Dominique et Jean-Toussaint Desanti.

Cette plaque a un sens pour de nombreux amis qui ont franchi ce porche.

Les Desanti avaient un art porté à l’extrême de la convivialité et de l’accueil  de l’autre, reprenant la tradition d’ouverture de la Nouvelle Athènes, dans ce quartier du IX°, à l’époque romantique.

Pendant que Dominique parcourait le monde pour enseigner l’histoire et la littérature, en diverses langues, tout en écrivant, Touky, lui,  était en ce lieu où il cultivait l’amitié et la recherche intellectuelle avec ses anciens élèves. Avoir connu une période de « pensée captive » (Milosz) les rendait d’autant plus sensibles à la liberté de penser.

Un Centre Jean-Toussaint Desanti gère son œuvre à l’ENS de Lyon. Et les nombreuses archives de Dominique, qui restent à classer, sont déposées à l’IMEC, dans l’Abbaye d’Ardenne à Caen. Des documents plus personnels sont déposés à mon domicile.

L’association a également créé un prix qui sera une aide à la publication pour un travail sur les Desanti.

Si nous avons créé cette association, avec tous leurs amis, c’est  afin de prolonger  et de poursuivre cet art de l’amitié et de la liberté intellectuelle qui les caractérisait et qui nous unissait.

Je vous laisse la parole...

                                          

 

 

 

 

                                                         

 

 

Intervention de Jacques Bravo, maire du 9e arrondissement

 

Il existe des personnes qui marquent leur époque, leurs contemporains, leurs réseaux, et qui laissent leur marque dans le temps, par leur pensée, leurs actes, leurs engagements.

 

Jean-Toussaint et Dominique Desanti étaient de ceux-là. Si je suis ici avec vous tous, à cet instant, c’est parce que j’avais beaucoup d’admiration pour eux bien sûr, mais aussi parce qu’en tant que Maire du 9ème arrondissement je pense qu’ils ont été très symboliques de cette ville et de cet arrondissement de Paris

 

Cette plaque est à sa juste place au 6, rue  Clauzel. « Ici vécurent, à partir de 1972, Jean-Toussaint Desanti, philosophe (Ajaccio 1914 - Paris 2002), et Dominique Desanti, écrivain (Moscou 1914 - Paris 2011), résistants »

Je garde le souvenir de cette merveilleuse toute-petite-grande dame au boa mauve qui me saluait à grands gestes en descendant à petits pas notre rue des Martyrs.

 

Tout à la fois intellectuels brillants, engagés, non conventionnels, Dominique et Jean-Toussaint Desanti, arrivés rue Clauzel en 1972, s’inscrivent dans la lignée de grands noms, qui prend sa source au XIXe siècle, dans ce quartier de la Nouvelle Athènes. 

Tous deux résistants pendant la guerre, ils se sont distingués par leur pensée, leurs écrits, leurs actes. Philosophe pour l’un, écrivaine et féministe de la première heure pour l’autre, ils ont entraîné avec eux d’innombrables disciples, apporté leur pierre et fait avancer notre pensée commune.

 

Je suis heureux, en tant que Maire comme à titre personnel, de pouvoir leur rendre cet hommage, et j’en remercie vivement Jacques Sédat et les Amis de Dominique et Jean-Toussaint Desanti, qui sont à l’initiative de cette belle commémoration.

 

 

Discours de Kwok-ying LAU

Mesdames, Messieurs, Mesdemoiselles, bonjour !

M. Jacques Sédat et Mme Christine Goémé, animateurs de l’Association des amis de Dominique et Jean-Toussaint Desanti, m’honorent en m’accordant la parole lors de cette cérémonie du dévoilement de la plaque en mémoire des Desanti. C’est un moment exceptionnellement touchant pour moi.

Je connais cette maison Desanti depuis 24 ans. Simple étudiant de Touki, venu de Hong- Kong au début des années 1980, je suis devenu l’un des leurs une décennie plus tard. D’innombrables heures d’échanges intellectuels et interculturels entre le maître et l’étudiant ont eu lieu dans leur appartement, ici au 4ème étage, 6 rue Clauzel. Grâce à la complicité active de Dominique, mon épouse Mei-yee, historienne de la Révolution Française, et mes deux filles, Claire et Claudia, artistes précoces, sont devenues aussi enfant et petits-enfants de la famille Desanti. L’esprit d’ouverture, la curiosité intellectuelle et culturelle, et en particulier la générosité et la chaleur humaine propre aux Desanti ont retenu le cœur de ces quatre Chinois dans leur séjour en France.

Mes études en France étant terminées, je suis reparti pour Hong Kong au milieu des années 1990. Chaque fois que je suis revenu à Paris, j’avais non seulement un point de chute, mais aussi le sentiment d’avoir une famille adoptive, puisque Dominique et Touki m’avaient accueilli comme un enfant qui revenait de l’étranger. Après la disparition de Touki en 2002, chaque fois quand je revenais à Paris, la première chose que je faisais c’était de me recueillir devant l’urne funéraire de Touki, dans son bureau. 

La disparition de Dominique en 2011 m’a causé une peine immense. C’est pourquoi l’inauguration de cette plaque en mémoire de Dominique et de Touki réchauffe énormément le cœur de cet enfant adopté. L’amour des Desanti pour ses enfants et petits-enfants chinois adoptifs est un exemple éminent d’un amour qui est au-delà de toutes les frontières. Je suis ici pour porter témoignage de cet amour Desantien. Que la générosité de l’esprit et la largeur du cœur de Dominique et Jean-Toussaint Desanti continuent de soutenir la pensée et l’action de chacun de ceux qui les ont connus. Cette plaque est le symbole de ces qualités humaines dont le monde d’aujourd’hui a tant besoin.

 

 

 

 

 

Discours de Pierre-François Moreau et David Wittmann, au nom de

 l’Institut Desanti et de l’ENS de Lyon

 

Il n’est guère possible de cerner la richesse d’une vie en quelques mots. Celle de Jean-Toussaint Desanti est d’abord marquée par un engagement constant, un combat obstiné contre l’injustice et la résignation ; son rôle de résistant en témoigne et l’esprit qui l’anima à cette époque est demeuré intact malgré l’âge ; ainsi, dans La liberté nous aime encore, il critiquait toujours l’inégalité dans la répartition actuelle des richesses, les nouvelles formes de domination où « l’on intensifie les capacités d’anesthésier ceux qui souffrent », mais il restait pourtant résolu : « je demeure persuadé que les hommes veulent habiter, veulent vivre, qu’ils se battront pour ça et qu’ils n’accepteront pas de mourir. Ils n’accepteront pas d’être absolument dépossédés. C’est le seul espoir que j’ai » (p.319). De l’engagement à la philosophie, son attitude a toujours été celle du refus de l’inertie. Dans tous ses textes, il s’agissait pour lui de défaire les modes de pensée habituels, de mettre en mouvement les représentations, usuelles et paresseuses, en forçant le philosophe à mélanger sans cesse les cartes de son jeu. Laissons lui la parole : «  Je me méfie des trains de pensée ordonnés d’avance et qui semblent se dérouler sans faille. Aussi, lorsque je crois courir ce risque, je change de langage et de champ. D’autres connexions se forment alors, inhabituelles cette fois, et je me mets au travail pour tenter de leur donner corps. J’ai ainsi appris à travailler d’une manière méthodiquement a-méthodique, qui peut passer pour vagabonde ou anarchique. En vérité, elle empêche de ronronner dans les concepts et préserve, avec la souplesse des connexions, le sérieux et la liberté du jeu. Donc n’hésitons jamais à changer de paysage, pour apprendre à notre cerveau l’art des connexions insolites et difficiles ». La métaphore du jeu ne doit pas masquer le sérieux de l’entreprise et tous ceux qui ont lu ses ouvrages savent combien ils sont rigoureux et exigeants. C’est une telle exigence que nous essayons de faire nôtre et de poursuivre, à l’Institut Desanti et à l’ENS de Lyon. Pour nous, et pour notre institution, il est impossible de ne pas garder en mémoire la voix de Jean-Toussaint Desanti. Cette voix qui résonna dans les salles de Saint-Cloud et qui stimula tant d’élèves, celle de ce professeur hors pair qui a contribué à former des générations entières de normaliens grâce à ses leçons d’agrégation, ses cours sur les grands auteurs, sur la logique et la philosophie des sciences. Il a marqué définitivement de son empreinte notre Ecole et la manière dont on y pratique la recherche en philosophie. Cette mémoire vive, Dominique souhait l’entretenir et c’est la raison pour laquelle elle a tant fait pour la constitution de l’Institut Desanti, qu’elle a toujours soutenu et accompagné, auquel elle a décidé de confier la tâche de numériser, d’éditer, de commenter et de poursuivre l’œuvre de son mari. C’est donc aussi à cette figure vivante de la liberté intempestive, à Dominique, que nous souhaitions rendre hommage aujourd’hui et à cet inoubliable couple qu’ils formaient tous les deux.