Daniel Sibony à l'occasion de l'anniversaire du décès de JTD

Mon ami Desanti

 

            Jean-Toussaint Desanti, je l'ai rencontré en 1963, j'étais jeune assistant en mathématiques à la Faculté des sciences, et il m'a invité à suivre son cours de philo à l'Ecole normale de Saint-Cloud, car je faisais en même temps un diplôme de philo avec S. Bachelard sur les Recherches logiques de Husserl. Son cours était vraiment délicieux, au sens physique du terme : il semblait creuser fébrilement avec ses mains un espace abstrait dans lequel on pouvait s'installer avec lui, et on était bien, c'était bien creusé, peu importe ce qu'on y mettait, on dégustait les concepts.

             Puis on est devenu amis ; notre proximité était devenue telle que lui et Dominique ont parlé de m'adopter ; mais j'étais à l'époque bien plus rigide qu'aujourd'hui sur les questions de filiation, de sorte que je n'ai pas relevé l'idée. On a continué à se voir, on s'aimait bien, mais on pouvait rarement se rencontrer seuls, Dominique tenait toujours à être là ; elle jaugeait surtout le poids social d’une idée, lui jaugeait plutôt l'intérêt de la déguster, de la penser, et  j'appréciais surtout chez lui sa présence pensante, vraiment philosophique. (J'ai été très content d’apprendre qu'il avait une femme en Corse, de quoi équilibrer le Cheval que je voyais rue du Bac.)

On se voyait de temps à autre et son sérieux était toujours mêlé à  une façon de ne pas prendre « tout ça » au sérieux. L'époque de son obédience communiste était loin, on n’en a jamais parlé ; seule Dominique pourfendait tout ce qui se rattachait à cette idéologie, comme pour marquer qu'elle en avait trop fait partie. Elle me touchait chaque fois qu'elle répétait à Charlotte, ma femme : « vraiment je t'admire d'avoir quatre enfants et de rester aussi active ». J'aimais la voir démentir pour elle-même l'idée que quatre enfants ça vous cloue au foyer. J'ai aussi aimé sa réponse récente à une question sur leur attitude pendant le procès Kravchenko, où ils se sont alignés sur le Parti tout en sachant qu'il avait tort : « nous étions des croyants », a-t-elle dit, sans préciser de quelle religion. Et la croyance étant une forme simplifiée de l'amour, elle disait donc que lorsqu'on aime, la critique passe au second plan, ainsi que la quête de la vérité.

            Touqui m'avait fait lire  sa thèse avant d'en faire un livre (Les idéalités mathématiques) et je lui ai dit qu'il s'attachait trop à la question des fondements des mathématiques, que celles-ci étant clairement infondées, et capables de démontrer qu’elles sont infondées,  leur génie s'exprimait dans leur pratique variée, leur puissance démonstrative, leur énergie inventive,  plutôt que dans l'agencement des axiomes qui ne sont que des points de départ d’une course pleine de surprises. Il était d'accord mais quand même, et puis, tout cela était secondaire : chez Touqui, la juste cuisson d'un gigot comptait autant que la justesse d'une idée ; chose que j’appréciais beaucoup.

            Un soir vers 1973,  j'ai dîné chez eux, rue du Bac,  Julia Kristeva  voulait me connaître suite à un texte que j'avais fait sur Transfini et castration ; elle m'a d'emblée déclaré: « je ne crois qu'à une chose, la pensée Mao Tsé toung ». L'absence du de pour dire pensée de Mao Tsé toung, caractérisait à l'époque les adeptes les plus stricts. Mais Touqui nous a interrompus car le gigot était à point et qu’il s’en foutait de ladite pensée avec ou sans « de »

            Il a fait partie de mon jury de doctorat d'État de philosophie, avec Lévinas, De Certeau, O. Revault d’Allonnes, H.Atlan, R. Mizrahi; et lorsque son tour de me questionner est arrivé, on a eu un long dialogue sur le savoir mathématique, après quoi Levinas a déclaré : « je n'ai rien compris mais ça semblait vrai et rigoureux ».

            Plus tard, après un dîner, il m'a dit : « il faut qu'on se voit plus, j'ai plus de 80 ans », sous-entendus ça tire vers la fin, mais je n'avais pas un sens aigu de l'échéance et puis c'était encore plus difficile qu'avant de se voir à deux. Mais on a pu encore se voir et savourer ensemble de longs silences.

 

                                                                                  Daniel Sibony