Roger-Pol Droit : Anniversaire du décès de JTD

DESANTI, Jean-Toussaint, dit Touky (1914-2002)

Ami de toute la vie

 

            C’était un homme à plusieurs visages. Le plus superficiel, qu’on apercevait d’emblée, qui fut souvent décrit, était un masque de matou matois. On pouvait y entrevoir, au choix, berger corse, gros chat silencieux, bonze malicieux ou vieux sage attentif, au rire rare et pointu. Cette apparence réservée, presque farouche, cachait un trésor que découvrirent au fil des décennies ses élèves, ses étudiants et ses amis, qui étaient souvent les mêmes : un homme profondément généreux, avisé, toujours prêt à aider chacun à trouver sa voie propre. Rien de tout cela, même si c’est essentiel, ne constitue son visage principal.

Lequel est-ce ? Celui de l’auteur d’une œuvre théorique de première importance ? Cette œuvre souvent difficile, relativement peu étendue, marquante pour la réflexion contemporaine, a pour centre Les Idéalités mathématiques, paru en 1968. Dans ce travail élaboré pendant une vingtaine d’années, le philosophe interroge les mathématiques de l’intérieur. En choisissant de suivre l’évolution de la théorie des fonctions des variables réelles, Desanti travaillait sur un domaine qui avait l’avantage d’être actuel tout en traversant l’histoire de la discipline depuis Aristote jusqu’à Cantor et à la théorie des ensembles.

Si la difficulté et la technicité du propos réservent l’ouvrage à des spécialistes aguerris, le changement de perspective introduit est facile à décrire. Desanti rompait avec la tradition d’une philosophie censée dire la vérité des sciences en les regardant de haut. Il montrait comment le philosophe doit aller « sur le tas », longtemps, sans idées préconçues, afin de saisir comment fonctionne telle ou telle fabrique d’énoncés scientifiques. Ces points de méthode seront explicités et précisés, en 1975, dans la série d’études intitulée La philosophie silencieuse. On comprend, en les lisant, qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de « desantisme » comme système clos, vérité ultime. Ses disciples ont d’ailleurs suivi chacun son chemin, dans des disciplines distinctes.

On aurait tort, toutefois, d’imaginer Jean-Toussaint Desanti en expert austère, accessible seulement à quelques rares lecteurs. Dès qu’il se mettait à parler - cours, conférences, entretiens publics ou privés -, le philosophe se transformait volontiers en conteur. Il inventait des fables, multipliait métaphores et comparaisons. C’est pourquoi il excellait dans les livres de dialogues : Le philosophe et les pouvoirs, avec Blandine Barret-Kriegel et Pascal Laîné en 1976, et surtout, en 1992 et 1999, Réflexions sur le temps et Philosophie, un rêve de flambeur, deux séries de conversations philosophiques intenses avec Dominique-Antoine Grisoni.

On peut s’étonner qu’un homme né en 1914 ait publié si tard, apparemment si peu, même s’il demeure de nombreux textes épars, fruits d’interventions en des lieux et sur des sujets très divers. C’est qu’une autre vie avait précédé. Avant d’être nommé professeur à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, où il enseigna de 1960 à 1975, puis à la Sorbonne, Jean-Toussaint Desanti avait mené une existence toute différente, de résistant et de militant.

Du lycée d’Ajaccio à la rue d’Ulm, où il entre en 1936, le parcours est sans surprise. Mais la guerre trouve le jeune agrégé marié, nommé professeur à Vichy et bientôt organisateur de soutien logistique aux maquis armés. Avec Merleau-Ponty, dont il était l’élève, et Sartre, dont il devint l’ami, il publie un bulletin clandestin, Socialisme et Liberté. Il adhéra en 1943 au Parti communiste, où il resta jusqu’en 1958.

Membre du Comité de rédaction de La Nouvelle Critique, Jean-Toussaint Desanti devint alors l’une des figures principales de l’intelligentsia communiste, aux pires moments du stalinisme et de la guerre froide. Il rédigea notamment, en 1949, un article demeuré tristement célèbre : Science bourgeoise, science prolétarienne. Il analysera lui-même, bien plus tard, le mécanisme de cet aveuglement qui fait plier la raison sous la croyance. Un destin philosophique, en 1982, rédigé en réponse à une longue lettre de Maurice Clavel, constitue sa première autobiographie intellectuelle.

La liberté nous aime encore, réalisé avec ma collaboration, fut sa dernière. Ces mémoires intellectuels et politiques sont conjugués avec ceux de Dominique Desanti, son épouse. Le volume évoque d’autres visages encore de Jean-Toussaint Desanti : sauveteur d’enfants juifs pendant l’Occupation, lecteur assidu de Husserl, militant apportant un soutien actif au FLN pendant la guerre d’Algérie, ami de Jacques Lacan et, plus inattendu, le visage d’un homme amoureux au sein d’un couple singulier et ouvert, s’efforçant de se défaire de la « pathologie amoureuse ».

Il se pourrait que tous ces visages se rassemblent en un seul, porteur d’un très vieux nom : philosophe. Non pas simplement professeur, historien, chercheur, faiseur de livres. Mais aussi, au risque parfois de l’égarement et de l’errance,  expérimentateur d’existence.

 

Roger-Pol Droit, Ma philo perso de A à Z, Seuil, 2013, p. 143-146.