O. Cohen : à l'occasion de l'anniversaire du décès de JTD

 La tangente

 

 En 1968, la mise en scène d’une pièce de théâtre, l’occupation de la Sorbonne, puis les Comités d’action lycéens  et la préparation du concours de Normale Sup m’avaient pris la plus grande partie de mon temps. Un an plus tard, je poussais la porte de l’ENS de Saint-Cloud. J’avais 20 ans, ma formation philosophique pouvait enfin commencer. Pensais-je.

 

Depuis 1966, j’avis lu Foucault,  Lacan, Deleuze, Lévi-Strauss, Althusser et quelques autres, tout en absorbant à fortes doses l’histoire du mouvement ouvrier. En khâgne, grâce à la bienveillance de notre professeur de philo, André Lécrivain, je m’étais initié aux arcanes de la monade leibnizienne et de l’épochè husserlienne. Il était grand temps de passer aux choses sérieuses.

 

Un nom symbolisait pour moi la tâche à accomplir: celui de Jean-Toussaint Desanti. De lui je ne savais que peu de choses, hormis les grandes lignes d’une vie d’homme d’action  et de penseur: Cavaillès, la résistance armée, Marx, le Parti communiste,  et  l’élaboration d’une épistémologie mathématique fortement marquée par l’empreinte de Husserl.

Desanti représentait, à mes yeux,  la réponse idéale à Althusser et à ses élèves. Qu’ils fussent communistes orthodoxes, critiques ou maoïstes, leur adhésion aveugle au dogme marxiste-léniniste m’apparaissait comme une défaite de la pensée. Nourri d’Orwell et de Debord, je riais au spectacle de ces paroissiens qui n’avaient plus de communiste que le nom, et dont l’intelligence souvent très vive s’épuisait dans les jeux de pouvoir et les méandres d’une rhétorique parfaitement stérile.

 

Et Desanti ? Son grand-œuvre, Les Idéalités mathématiques (1968), nous demeurait largement inaccessible. Avec notre maigre bagage mathématique, la lecture de ce livre équivalait à l’ascension de la face nord de l’Everest à mains nues. La parole de Desanti nous guérit de ce sentiment d’impuissance. Non que ses cours fussent faciles (sinon, ils m’auraient déçu). Le miracle était ailleurs, dans la présence de ce guide que nous suivions pas à pas sur les glaciers escarpés où il nous entraînait depuis notre camp de base, indiquant au passage les difficultés à surmonter, les précipices à éviter, les prises peu fiables. J’aimais les mots qu’il employait pour éclairer sa démarche : remettre le texte en mouvement, se plier aux exigences requises par l’objet, effectuer les connexions entre les concepts.  C’était tout un vocabulaire, précis et concret, semblable à celui d’un artisan habitué à répéter les mêmes gestes, les mêmes parcours réglés au millimètre près. Ainsi pouvions-nous, sous sa protection parfois malicieuse, tenter de percer le mystère de La Chose, du Signe ou du Dasein que le programme de l’agrégation proposait à notre sagacité.

Cette ivresse des sommets que nous connaissions  avec lui aurait pu, une fois redescendus sur terre, autoriser une plus grande proximité. Certains, les plus assidus sans doute, en bénéficièrent. Je ne fus pas de ceux-là. Nous avons partagé quelques joyeux dîners. Il  y eut  d’autres occasions, parfois mémorables. Mais elles s’espacèrent. Il me semble que je cultivais une sainte horreur de la familiarité. A moins que cette réticence ne fût, déjà, le premier signe annonciateur d’un éloignement encore à venir.

 

Pourquoi ai-je pris mes distances avec l’enseignement de la philosophie ? Pourquoi quitte-t-on un maître ? Questions hors-sujet, du moins pour ce qui nous occupe aujourd’hui. D’un autre contemporain, et non des moindres – je parle d’Emmanuel Levinas -,  j’avais gardé le souvenir d’une rencontre manquée. Le sentiment de ma judéité était trop faible, et surtout trop vague pour me permettre de nouer avec lui une relation qui ne fût pas qu’anecdotique. Je préférai y renoncer complètement. Avec Desanti, la situation était différente. Derrière son enseignement se profilaient les contours d’une vie philosophique encore à venir, la promesse d’une existence vouée à l’étude, sous l’austère invocation de la Raison. Au fond, le séminaire de Saint-Cloud était une sorte de yeshiva laïque.

 

C’est un fait, j’ai pris la tangente. Elle m’a conduit bien loin de tout cela. D’où vient que le souvenir de Jean-Toussaint Desanti ne m’a jamais quitté ? Peut-être est-ce dû à la capacité qui était la sienne d’incarner un idéal masculin  conjuguant le  silence intérieur et le don de la parole, l’énergie et la fragilité, l’humour et le sérieux, l’élégance et la simplicité, la fierté et l’absence de prétention.

He was some kind of a man.

 

Olivier Cohen

Paris, 15 janvier 2014