Dominique Desanti, "Sade/Sue", préface aux "Mystères du peuple" : première partie

Christine Goémé : Préface à la Préface de Dominique Desanti

 

En 1977, paraissait aux éditions Régine Desforges l'épais Tome I des "Mystères du Peuple" d'Eugène Sue...   Un an plus tard, paraissait le Tome II -tout aussi épais- avec une préface de Dominique Desanti....

Dans sa présentation de l'ouvrage, Régine Desforges écrivait : « Dès que j’ai lu Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, j’ai désiré porter à la connaissance du plus large public possible une œuvre introuvable que maints gouvernements avaient tenté d’étouffer, sous le principal prétexte qu’on y parlait de liberté, et que l’ on y montrait, à travers l’histoire d’un peuple, le nôtre, ce qu’il avait fallu de souffrances, de larmes, de sang, de courage et d’abnégation à des hommes et à des femmes vivants dans un état d’ignorance abominable, pour devenir des êtres libres, capables de prendre en main leur destin et celui de leurs enfants.»

L'incessant combat de Régine Desforges contre la censure, contre les censures, ne faisait que se poursuivre avec la publication de ce livre qui avait été interdit, en même temps que les Fleurs du Mal et que Madame Bovary, par le célèbre procureur impérial Ernest Pinard.

C'est en 1857 que "Les Mystères du Peuple" fut condamné pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, outrage à la religion catholique, excitation à la haine et au mépris du gouvernement, apologie de faits qualifiés de crimes ou délits par la loi pénale, attaques contre le principe de la propriété, excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la constitution .... L'auteur du livre, monsieur Eugene Sue, étant décédé dans le cours de l'instruction, l'action publique se trouve éteinte à son égard....... »

En effet, Eugène Sue,  ce dandy-socialiste,  cet écrivain célèbre, connu pour ses Mystères de Paris,  son Juif errant et tant d'autres livres - mourut en exil[1], au cours de son procès,  brisé par la condamnation du livre, la justice ayant ordonné « La destruction des clichés et la suppression de l'ouvrage, celle de tous les exemplaires saisis et de tous ceux qui pourront l'être[2] »

Pour que ce texte-fleuve (16 volumes) soit enfin lu, pour qu'on le prenne enfin au sérieux, Régine Desforges eut la belle idée de faire préfacer le premier Tome de l'ouvrage par François Mitterrand, dont la préface, assez classique, réintégrait Sue dans le grand courant socialiste français du 19e siècle.... Elle eut la non moins bonne idée de demander la préface du Tome II à  Dominique Desanti, qui comprit toute la saveur de ces romans  .....

Voici ce que dit Michel Foucault des Mystères du Peuple d'Eugène Sue, dont le texte est très largement inspiré par sa lecture de la préface de Dominique...comme l'ont remarqué certains commentateurs

Je cite:

« Je rêve d'un livre à faire. Il s'appellerait Les Plaisirs de l'Histoire. Il ne serait fait que de «morceaux choisis» -quelle belle expression! -, de reproductions de tableaux et de gravures, d'extraits d'ouvrages scolaires. Et chaque chapitre serait consacré à l'une de ces scènes que, depuis le XIXe siècle, on n'a pas cessé d'imprimer dans la tête des enfants et des adultes: Vercingétorix, jeune guerrier à moitié nu, indomptable et vaincu, venant offrir sa personne au milieu des légionnaires cuirassés ; Blandine frémissante au milieu de ses lions ; le galop des Huns sur fond d'incendies parmi des femmes dépoitraillées et implorantes ; Brunehaut à la croupe de l'étalon, etc. Et il ne serait pas difficile de montrer: d'abord, quels éléments érotiques assez simples et très répétitifs y sont mis en jeu (rapport vainqueurs, vaincus, contraste des armes et de la nudité, triomphes sauvages sur des tendresses piétinées, force mal enchaînée des esclaves) ; ensuite, quelle leçon politique toujours précise et parfois fort subtile s'y trouvait formulée. Ces scènes pendant plus d'un siècle ont fonctionné comme autant de points d'érotisation» de l'Histoire.....

Je rêve donc de cette anthologie érotico-historique qui devrait en tout cas laisser une large place aux Mystères du peuple. Sur ce point encore, on en a pour son argent. Rien n'y manque: l'adolescent qui veille le cadavre semé de fleurs du rival fraternel qu'il a tué ; les femmes aux seins nus qui fendent à coups de hache les soudards qui les assaillent, la vente des esclaves, avec des enfants impubères palpés par des débauchés exsangues. Tous les classiques, tous les poncifs de l'érotisme historique; les films à péplums, il y a quelques années, étaient beaucoup moins amusants[3]. »

Cette jouissance que procure la lecture des Mystères du Peuple, c'est ce que met parfaitement en relief la préface  de Dominique Desanti,  qu'elle a d'ailleurs intitulée, avec son brio et son amour pour la provocation : « Sorcières et saintes. Sade et Sue ».

Souhaitons que l'on entende aussi cette maxime d'Eugène Sue qui, dans une France,         si conventionnelle et si moralement correcte qu'est la nôtre,  pourrait  faire encore  aujourd'hui  condamner son auteur : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection. »

                                                                                                                                      Christine Goémé

 

 

[1]. Eugène Sue était réfugié à  Annecy (la Savoie ne fut rattachée à la France qu’en 1860), avec interdiction d'entrée en France.

[2] L' oeuvre fut également interdite en Allemagne, en Prusse, en Autriche, en Italie et en Russie...L'imprimeur et l'éditeur furent poursuivis.

[3]  Michel Foucault : Dits, Ecrits III, Paris, Gallimard, 1994, texte n° 224.