Discours de C. Trautmann en l'honneur de Dominique Desanti

Discours de Catherine Trautmann en l’honneur de Dominique Desanti,  à l’occasion de la remise de l’insigne de commandeur

dans l’ordre des Arts et lettres, le mercredi 16 février 2000

< www.culture.gouv.fr/culture/actualités/conf-trautmann-2000>

 

                                        Chère Dominique Desanti,

A votre naissance, vous vous appeliez Dominique Persky. Vous étiez fille d'un russe émigré, avocat d'affaires, qui vous a élevée seul. Interné à Compiègne, votre père a été abattu au moment de monter dans le train qui l'emmenait vers les camps, parce qu'il n'avait pas entendu l'ordre d'un soldat.

A l'origine de votre parcours, il y a ce choc et l'entrée dans la Résistance. La rafle du Vel d'Hiv marque une rupture décisive dans votre vie et celle de votre époux et compagnon d'alors et de toujours, le philosophe Jean-Toussaint Desanti. Vous rejoignez le PC clandestin pour participer à la lutte armée. Vous travaillez dans un groupe d'intellectuels résistants " Socialisme Liberté " avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Maurice Merleau-Ponty, et, bien sûr, Jean-Toussaint Desanti.

Pendant la décennie qui suit la guerre, vous prolongerez votre engagement et participerez activement au combat politique communiste en tant que journaliste grand reporter. Mais ce militantisme s'accompagnera de déchirements et de choix douloureux. Vous étiez, dans une certaine mesure, obligée d'être contre ce que vous aimiez et pour ce que vous détestiez. En 1956, au lendemain de Budapest, vous rompez avec le PC.

Vingt ans après, vous avez acquis suffisamment de distance pour raconter l'histoire de cette passion politique et de votre désillusion dans Les Staliniens. Vous y décrivez sans concession la culpabilité bourgeoise et l'exigence personnelle qui vous ont conduite à servir trop longtemps une cause et une foi que tant de faits, moraux, intellectuels ou esthétiques, démentaient.

Mais, en avançant, la vie ne cesse de faire travailler la mémoire, c'est peut-être cela que vos lecteurs trouvent le plus passionnant dans vos livres. " Le passé, dites-vous dans votre Nabokov, ne peut être reconstitué que bien longtemps après, accoudé sur la " corniche du temps ", et sa coloration s'est enrichie de toute l'expérience vécue ". Encore vingt ans plus tard donc, dans un ouvrage qui a conquis un très large audience, Ce que le siècle m'a dit, vous reviendrez de façon, me semble-t-il, très originale, sur la séduction du communisme, " une secte, direz-vous, élargie à une communauté mondiale, qui offrait l'exaltante certitude de n'être jamais seule nulle part " et prolongeait ainsi le temps de la clandestinité.

Les années soixante sont pour vous celles de l'apprentissage de la vie en dehors de la grande famille du parti, mais, pour reprendre votre expression, vous n'en êtes que davantage " sur le qui-vive du monde et des êtres ". Vous allez privilégier les études " de terrain ", puisque vous vous êtes consacrée, dans le cadre de votre séminaire semestriel à Paris VII de 1978 à 1990, à ce que vous avez appelé " L'ethnologie ici et maintenant " ; vous y avez traité le changement social et politique sous tous les angles : la ville, qui est votre univers de prédilection, Mai 68, la Californie et le mouvement étudiant, la famille, les femmes.

Dans vos écrits, les femmes sont en effet souvent au centre de vos préoccupations, tant dans vos ouvrages historiques et biographiques que dans vos romans.

Vous nous avez donné sept portraits de femmes " fortes " - des muses, des révoltées, des " femmes de tête " émancipées et entreprenantes, ou des marginales : d'abord La banquière des Années Folles, Marthe Hanau, puis Rosa Luxembourg, à travers ses Lettres aux Kautsky. Vous avez aussi suivi une paria dans ses pérégrinations, Flora Tristan. Puis c'est Marie d'Agout, l'une des premières à avoir proclamé que dans le champ de l'activité humaine, la femme a le droit de paraître et de s'illustrer. Vous avez ensuite tourné vos regards vers la Russie, le pays de votre père, avec deux beaux ouvrages sur Sonia Delaunay et sur Marina Tsvetaieva, la grande poétesse russe dont vous avez contribué à faire découvrir l'¿uvre au public français. Enfin tout vous portait à vous intéresser de près à un autre grande muse, Elsa Triolet, à laquelle vous avez consacré deux ouvrages.

Vous n'avez pas négligé pour autant les hommes, surtout les écrivains. Comment en serait-il autrement de quelqu'un qui est aussi engagé par sa participation à la vie de la Maison des écrivains ? Drieu la Rochelle et Guitry, Nabokov, Aragon, et, le dernier en date, Desnos, dont nous célébrons le centenaire et qui sera, avec Prévert, au c¿ur du prochain Printemps des poètes. Les femmes, les hommes, il faut je crois un peu des deux pour poser cette question qui revient sans cesse dans vos écrits : celle de la filiation, une filiation personnelle, qui est la recherche par chacun de parents toujours un peu inconnus, et une filiation collective qui est celle de la transmission et du conflit des générations. Les femmes, les hommes, mais pour faire un monde, il faut aussi des chats. Je crois que vous en avez la passion et que vous retrouvez chez eux un peu de vous-même.

Les questions posées par vos romans, vos biographies et vos essais ont fini par se rejoindre dans la somme qui a conquis la plus large et la plus attentive audience : Ce que le siècle m'a dit, le roman de votre vie qui est aussi celui de notre temps.

A l'heure où l'on dresse des bilans du siècle, c'est un livre auquel on revient avec un plaisir toujours renouvelé. Il est à votre image, très parisien et battant au rythme de l'histoire, intelligent et généreux, virulent et tendre, grave et en même temps un peu espiègle, porteur d'une volonté aigue de comprendre, d'une mémoire et de quelques leçons fortes.
J'en retiendrai trois :
- on ne construit pas sa vie personnelle dans l'indifférence à la vie collective
- l'usage de la liberté est une voie plus sûre que la recherche du bonheur
- l'amitié, que vous appelez " le sang du courage de vivre " n'est pas un plaisir réservé à la jeunesse, elle grandit avec le temps.

Ce qui est peut-être une autre façon de dire que chez vous, l'âge, loin de chasser la jeunesse, fait tous les jours " repousser vos vingt ans " et offre ainsi à vos amis une cure de jouvence.

Chère Dominique Desanti, j'ai le plaisir de vous faire commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres