Lettre de D. Desanti à J. de Sugny

Notes sur ce que j'appelle la lettre trouvée dans un carnet blanc et noir et blanc.

Ce texte -complet-  de quelques pages était écrit dans un carnet entièrement vide par ailleurs. Il s'adressait - trois ans après sa mort-  à l'homme qu'elle aimait : Jacques Auguste Meaudre de Sugny, (né le 1er novembre 1910 à Lyon  et mort le 24 janvier 1986 à Bobigny ) dit Jacques Trémolin, dit "Cheval"....qui fut un grand Résistant communiste au nazisme sous le nom de Loyola

On trouvera, dans les Mémoires de Dominique : "Ce que le Siècle m'a dit", comme dans le livre écrit à deux voix "La liberté nous aime encore" des précisions sur Jacques Trémolin et sur les relations que Dominique entretenait conjointement avec les deux amours de sa vie :  Jacques Trémolin et Jean -Toussaint Desanti.....

                                                                                                                                                               C.G.

 

 

Dominique Desanti :

 

 

                                                                                                                 27 décembre 1989

Cette année du Bicentenaire et de l'écroulement officiel du communisme, je l'ai vécue avec toi, mort depuis 3 ans.

Depuis peu je parviens à vivre avec toi sans que tu me dévores. Je te voue, je te raconte et montre ce bel hiver après l'été si chaud, la brume sur la pointe du Vert Galant et le Pont Neuf, et de l'autre côté la fin du jour sur le Grand Palais.

Je t'ai montré notre commune idole : Mistlav Rostropovitch, assis contre le mur de Berlin et jouant Beethoven je crois. Lui qui avait donné asile à Soljenitsyne quand c'était un crime, et avait accepté d'être déchu  de passeport plutôt que de plier.
Pour moi, pour nous, Rostro devant le Mur, et le même soir ou le lendemain, je ne sais plus, le concert de Daniel Barenboïm devant les Allemands de l'Est dans une salle de l'Ouest. C'étaient les vrais symboles de ce qui s'était passé.

Tu vis en moi moins tumultueusement peut-être. Mais tu m'empêches de dormir. Les petites pilules y peuvent de moins en moins.

Ces trois ans ont commencé par ma lutte pour survivre. C'est simple à faire le choix. Te suivre ou vivre avec toi en moi. Simple, mais si dur à réaliser au jour le jour.

La première année, je tentais des paris : passer 15 minutes, puis 30, sans que tu me traverses du coup de poignard de l'absence. Je perdais toujours. J'ai perdu pendant un an et demi.
Ce n'était jamais toi heureux. Toi qui savais être heureux comme personne. Et le dire : « Tu sens la douceur de l'air ? Tu vois cette lumière ? Oh mon amour, que je t'aime, que ce soit si beau ! »

Pendant un an et demi et plus, ça, ce toi heureux, mon Toi, je n'arrivais pas à le ressusciter.

Pendant bien 500 jours - et beaucoup de nuits, je te voyais mourir. Souffrir et le cacher.

Je revoyais la dernière scène. La dernière fois où tu as eu la force de parler. L'infirmière déjà préparait les tuyaux. Ce qui allait te maintenir encore 48 heures. Alors que nous ne voulions pas, toi et moi. On était  - je le croyais vraiment : c'est si fort l'hypocrisie de la vie et de la douleur -, on était d'accord pour mourir. Pour partir. Pour ne plus souffrir. Oui, je croyais que je mourais.
Mais la jolie petite docteure, un peu large de hanches, ne voulait pas ça, on ne saura pas pourquoi. Dans ces moments, le pouvoir médical, on le sent comme les dents d'une grue, entre lesquelles on serait accroché. C'est ça que je sentais, et toi aussi.

On ne pouvait rien. Toi parce que tu n'avais pas la force. Moi parce que je n'avais pas d'arguments. Je veux dire : rien à dire.

Tu étais dans ta misérable petite chambre. La belle fenêtre  aveuglée par la nuit. Tu ne verras plus le ciel, les arbres, les fleurs roses du mur ? Je ne sais pas.

Tu étais appuyé sur les coussins. Tu savais tout. Jamais tu n'as perdu la tête avant de perdre conscience. Avant de sombrer dans ce qui entrait dans tes narines, ton poignet. Les tuyaux.

Tu avais dit adieu à tes 3 filles, à tes petites filles qui étaient des grandes jeunes femmes.

Nous restions seuls et tu m'as dit....en t'y reprenant plusieurs fois pour chaque syllabe. Plusieurs fois. En cherchant ta voix. En la trouvant par miracle.

Il y avait plus d'une heure que tu ne pouvais plus parler.

Tu as prononcé pourtant : - « je t'aime infiniment. Je t'aime éperdument. Eperdu... Laisse-moi ».

Tu as pris un temps infini. Plusieurs secondes, je crois. Tu as prononcé ton dernier mot : - Dormir.
Nous savions. Nous avions nos regards enlacés. Nous nous sommes baisés la main. J'ai baisé ton front. Le reste était pris par les tuyaux....

C'est ça que j'ai revu, plusieurs fois l'heure pendant.... Oh, je ne sais plus.

Quel travail pour te ressusciter toi. Ta joie. Ce que tu es vraiment.

Trois ans après,  l'année où notre maladie, le communisme, implose, l'année, où franchement en cette fin d'année on peut être fier de notre révolution bicentenaire, qui a une autre gueule que la tuerie roumaine -  trois ans après, je te revoie heureux. Tu revis, toi. N'empêche ces 40 heures - sur les 48 où tu as encore « été respiré » par les tuyaux, ces 40 heures sur le fauteuil de ta chambre, je suis bien morte aussi, va.

Mais je suis là. Intacte. Un ami déporté a trouvé un titre pour son livre de souvenirs. « Intact aux yeux du monde ». Je suis intacte. Aucune raison de ne pas l'être : qui n'a pas son deuil en soi ?