Sensations (texte inédit)

Texte très beau sur ses « sensations » qui nous met en contact avec l’écrivain Dominique Desanti
Et sur « l’effet Californie » où elle vécut et enseigna

SENSATIONS
Avant-guerre - Villes - Printemps
Projection Calif 68

Ce qu’on appelle des Mémoires pour moi c’est plutôt une autobiographie, une recherche du Soi de jadis, et si l’effort de reconstituer des scènes réussit souvent, cette archéologie de Soi-même demeure aléatoire, présente quand, évoquant ma période militante dure, des amis soupirent « mais tu faisais peur, la passionaria, tu allais à la vie, à la mort, mais les autres à ton avis se devaient d’en faire autant »… ils déclenchent en moi le terrible effort de la plongée sans masque, souffle retenu, pour retrouver celle dont ils ont connu ce visage… qu’ils retrouvent là - et moi donc ! - dans la vieille personne plutôt sereine qui leur fait face.

En septembre 1994 j’ai entendu un écrivain afro-américain dont j’admire le rythme et la langue (ce nouvel anglais qu’ils sont, lui et ses camarades, en train de forger), je l’ai entendu dire : « Dans mes mauvais jours je me dis qu’il faudra bien, pour faire bouger l’état des choses, un coup de violence, tous ensemble. Mais pas de violence raciale, ô seigneur non, pas ça, un coup de violence de tous les opprimés, les exclus du système » … Et je me suis soudain retrouvée dans ce jeune basketteur-écrivain à la peau couleur noisette… c’est ce que je pensais pendant une période de « mauvais jours » qui dura des années.

Mais ces années ne sont advenues qu’avec la guerre. Avant j’étais une fille qui espérait avoir des idées « d’avant-garde », confuses, et plutôt dans le seul domaine qui l’exaltât en ce temps : l’écriture et l’art.

J’étais… pour autant que je me retrouve, dans ces années-là : une fille assoiffée d’absolu - banalité de l’adolescence - avide de toutes les expériences mais retenue par les craintes de l’époque, les contradictions de son caractère, et une éthique qu’elle appelait « orgueil ».

Les tournants restent en mémoire. Mais comment retrouver l’eau courante des jours et ses ondoiements ?

Le plaisir que je retrouve, inlassable, c’est celui de la flânerie citadine. Humer, baguenauder au long des rues me donne depuis toujours l’émotion que d’autres trouvent seulement dans les spectacles de l’art. Pour moi la marche est moins un exercice qu’une découverte, un art brut sans cesse réinventé et le métro un terrain d’aventure. L’art, même non figuratif, j’en voyais les éléments dans la rue ; les formes (stigmatisations, clous pour piétons, écorce et grille des arbres, lézardes et reliefs des pierres). En 1968, en Californie, j’ai découvert la pub’ gigantesque, les boîtes, les bouteilles, têtes, mains détourées, les « jack-in-the-box », ces inventions de la pêche au consommateur dont bientôt des peintres comme Warhol et son école tireront un « hyper-réalisme » qui me fera rire parce que je le trouverai « copié » moins sur la réalité - pourtant si, les bouteilles de coca et les boîtes de soupe existaient, plein les supermarchés - que sur la réclame, c’est-à-dire l’attrape-client.

Il y avait les villes, et il y avait la Méditerranée. Depuis l’enfance, même trop chaud, le soleil me faisait savoir que j’avais une peau, et qu’elle était heureuse. Chaque printemps m’était un triomphe… comme si je produisais, moi, ces feuilles translucides, encore incertaines d’atteindre la plénitude de leur vert, incertaines de leur identité future. Je suis fière de l’éclosion des bourgeons comme si j’en étais la cause, comme si la joie de les regarder les recréait.

… Dans l’adolescence, la lumière sur les vagues, les variations du ciel, la rêche et douce texture du sable, le picotement des aiguilles de pins dans les sentiers, et la mouvance imprévisible des nuages me faisaient déborder d’une volupté indéfinie et à la longue insupportable, forte au point que je fermais les yeux ; et parfois la joie me débordait, m’alourdissait tellement que je rentrais.

Aujourd’hui, le retour du printemps est en plus une victoire sur l’âge, et la mémoire me rend avec toute sa violence, le temps où courir, danser, nager, escalader ne coûtent rien au corps et au contraire le rendaient conscient d’être.

Je reste la piétonne des villes parce que les villes s’offrent au seul piéton. On peut les parcourir aussi dans les bus de Londres ou de Berlin, sur la plateforme, en haut, mais c’est pour dessiner le trajet des marches futures. Même empuanties d’autos, même rétrécies par les véhicules stationnés ou les bornes et les terrasses, les villes demeurent pénétrables uniquement par les promeneurs, ceux qui peuvent s’arrêter, contempler, repartir sans avoir besoin de manœuvrer des machines.

Pour en finir avec l’adolescence, il y avait bien sûr - heureusement - les études, la joie d’apprendre que parfois on confondait avec l’adulation de tel ou tel professeur… Les plaisirs orgueilleux d’écrire de bonnes « compositions françaises », ces copies d’histoire appréciées, d’être en avance pour les langues vivantes, acceptable en latin… l’impossibilité rageuse de m’en tirer en math’ et en physique… Il y eut un jour, vers dix, onze ans - un vrai désespoir, tel que plus tard en donne l’amour. Mon prof de français, une femme que j’adorais et qui avait l’air d’un bienveillant capitaine de gendarmerie, m’avait faussement accusée d’avoir copié ou pastiché un texte d’« auteur » pour une composition française. On n’a jamais pu me dire quel texte puisque ce n’était pas vrai et je me suis rendue malade de sanglots et d’insomnie, certaine d’avoir tiré ces phrases de moi. Qu’y pouvais-je si les rythmes des grands auteurs lus trop tôt chantaient en moi sans que je les distingue ? Peut-être, aujourd’hui, mon besoin de « casser » les rythmes, mon goût des phrases brisées, râpeuses, vient-il de cette rébellion… Car si je mentais à mon père sur mes sorties et mes lectures, j’avais fait mien son culte de l’honnêteté intellectuelle. On ne se vante pas de ce qu’on n’a pas fait… Ce genre de préceptes je ne les remettais jamais en question… Ne pas se parer des plumes du paon… c’est un orgueil comme un autre…

Il y eut aussi l’intensité des amitiés. Je me souviens d’une exaltation - qui dura peut-être un an ou deux - pour une fille de mère russe, - c’est drôle - et de père français ; médecins tous les deux ; de vacances dans la maison aux bords de la Loire, où vivait encore une « vieille tante » … vieille pour nous signifiait qu’elle s’habillait comme dans sa jeunesse, ou presque. Nous mettions des imperméables de caoutchouc à capuchon et tournions follement sous la pluie en inventant des comptines. Mon amie excellait au piano - son frère deviendra un violoniste virtuose, donnera des concerts. Par la suite je les perdrai entièrement de vue.

Pourtant, elle et moi nous tenions la main dans l’obscurité, cachées derrière un canapé dans un salon sombre et nous chuchotions.

« Il faut penser fort, fort, à quelque chose et on se le dira jamais mais on saura si on a pensé à la même chose d’après ce que nous ferons. »

Souvent, sous l’influence sans doute des jeux passés, des histoires racontées, nous décidions en effet d’aller, par exemple, dans la clairière où nous attendions la visite soit d’un habitant des forêts soit d’une figure de nos rêves. Un jour nous sommes tombées - au clair de lune - sur la danse nuptiale des lapins sauvages. Nous avons cru, extasiées, à notre propre magie. Et puis on se racontait des histoires sur ce qui pouvait arriver. Mon amie assurait que j’inventais un fantastique « différent ». Un fantastique des objets, des animaux. Elle, c’était les sons… C’étaient les moments où je me contrôlais le moins, car entre nous tout ridicule était exclu et « Alice au pays des merveilles » pouvait se mêler aux « Mille et une nuits », à des bribes de « vrais » rêves. Nous avons aussi composé un très bref opéra sur « Le Roi des aulnes » : ce que ressent l’« Esprit-vent » tandis qu’il poursuit le cavalier et son enfant. Je passais du vers de mirliton à la brisure surréaliste et elle de Schubert à Roussel, professeur au Conservatoire, son maître.

Le soir pour monter dans notre chambre nous tenions - merveille pour moi qui n’en avais jamais vu - des lampes à pétrole… Parfois des bougies dans leur bougeoir d’étain.

Mon amie de toujours, celle que je vois toujours, C… je partais aussi en vacances avec elle, tantôt chez une institutrice de l’Orne, tantôt chez une camarade dans une vaste et vilaine villa près d’une plage à galets, Les Petites Dalles… Nous y sommes revenus une fois avec Touky, eh bien je ne reconnaissais plus sa laideur de moyenne bourgeoisie… Les paysages vous rendent atrocement aristocrates. Mon amie C… avait - allez comprendre, malgré un père marseillais auquel elle ressemblait - un air nordique, blonde, longue, l’œil bleu, bonne joueuse de tennis, avec quelque chose de retenu, de contrôlé qui sûrement a beaucoup discipliné ma sauvagerie. Sa mère, Normande de bonne souche et qui portait sans amertume les suites sévères d’une polio, exerça sur moi sans le vouloir je crois une profonde influence. Elle incarnait à mes yeux ce qu’il aurait fallu être, elle avait un bon sens teinté d’humour railleur et un visage au nez court où je retrouvais tout ce que l’on disait du « génie français » … Du moins c’est ce que je me suis dit plus tard… Dans l’enfance et l’adolescence je savais seulement qu’elle « me remettait les idées en place »… Elle équilibrait les excès de mon père qui passait sans arrêt de l’adulation à l’interdit… Parmi ses collatéraux, elle comptait Octave Mirbeau et c’est peut-être ce qui lui ouvrait le goût bien au-delà des usages du milieu. Son fils, l’acteur René-Joseph Chauffard, écrivain rare et transparent, auteur de poèmes et de nouvelles, incarna le garçon d’étage de « Huis-clos », rôle créé pour lui par Sartre, son ancien prof de philo, et « Victime du devoir » d’Audiberti. Lui réalisa mon rêve de théâtre… Il mourut subitement, un jour qu’il allait à une répétition.

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