Ni Analyste, ni analysante (2005)

Ni analyste, ni analysante, et pourtant…

Dominique Desanti
Novembre 2005

Étrange position : ni analyste ni analysée ? Alors dira-t-on, quel droit de regard sur l’action de la psychanalyse ? Eh bien, justement, le DROIT DU REGARD.
Le regard que l’on pose sur les proches qui ont des « bleus à l’âme » (chacun en connaît s’il consent à les reconnaître). Nos proches nous ont montré les différences entre les divers modes de combat qu’ils ont choisi.
Certains ont recouru aux pharmacopées qui vous mettent à distance de vous-même, substances dont les Français, d’après les statistiques, sont les plus fervents usagers. Ou bien, à l’anglo-saxonne, ils se sont pliés aux exercices de comportement. Et, en effet, j’ai vu souvent leurs phobies régresser, les « symptômes » pâlir, et parfois disparaître. Ils disent : « J’aime autant ne pas approfondir. A présent, personne ne remarque rien. J’agis comme tout le monde. »
N’est-ce pas l’implicite aveu que, le symptôme estompé, le « guéri » refoule d’autant plus - et à de variables profondeurs - les causes de son apparition ?

Les proches qui ont eu recours à la parole et qui sont même, parfois, au cours des ans, passés du divan au fauteuil, n’ont pas tous atteint le mystérieux « surcroît » que l’on nomme guérison (jusqu’où, et comment guérit-on de soi-même ?). Mais ils ont appris, - un pas en avant, un ou deux en arrière - ce qui les avait constitués, et, traversant les tumultes du transfert, - amour, fureur, angoisse - ont plus ou moins appris à s’accepter, renonçant au besoin d’être « comme tout le monde ». Sachant que le « comme tout le monde » (de même que le « LA-FEMME ») n’existe pas.

Maud Mannoni disait : « Ce que révèle le symptôme au sens freudien, c’est que l’inconscient parle, que le discours qui se tient divise l’homme d’avec lui-même ». Pour découvrir en soi l’ignoré, ce « caché » qui vous oppresse, le temps est un facteur décisif. Si l’analyste « expliquait », il risquerait l’impasse. Il lui faut donc guider l’analysant, afin qu’il se trouve en tâtonnant, et comment prédire le nombre d’heures nécessaire aux découvertes ? Tous admettent qu’on ne mesure pas le temps nécessaire à l’investigation de laboratoire, alors pourquoi contester qui ?

Julia Kristeva, analyste et écrivain, peut, évaluant les deux modes d’agir sur l’interlocuteur, constater : « Ce bord à bord de la psychanalyse avec l’esthétique d’une part, avec la religion de l’autre, ne lui vaut pas que des amis dans le champ de l’humanisme classique, tout au contraire. […] Le langage, c’est ce qui me fait être de plus en plus à travers le non-être »

La psychanalyse a joué un rôle indéniable dans ma vie, alors que de son fonctionnement je n’ai goûté - comment dire ?- qu’un « hors d’œuvre », pédagogique et succinct.
D’avoir simplement entrevu comment fonctionne cette investigation a certainement modifié mon travail d’écriture, que ce soit dans mes tentatives de reconstituer une existence passée pour bâtir ma biographie, ou celles - plus aléatoires encore - de transformer mes fugaces fantasmes en personnages - que je ne prévois jamais - dans mes romans. Les mots me mènent.

Je dirai plus : il est probable que si Jean-Toussaint et moi, n’avions pas, dès notre rencontre, suivi les travaux issus de Freud et fréquenté ceux qui les mettaient en acte, nous n’aurions peut-être pas su poursuivre notre tentative de vie libre et commune. Hypothèse osée, car le plus éclatant des analystes m’a dit : « L’analyse sert dans beaucoup de domaines, mais très peu dans la vie privée de l’analyste lui-même »…Serait-ce donc parce que nous n’étions pas analystes qu’elle nous a servis ?
Jacques Sédat a d’ailleurs mis en garde contre le débordement extrême de l’analyse en notre temps où religions, partis, familles, école vacillent. « Si l’analyse prend le relais des institutions défaillantes […] elle devient une entreprise de recyclage parmi d’autres, au lieu d’affirmer sa position de champ extraterritorial d’énonciation pour les sujets. »

Cela dit, comment « l’humanisme classique » peut-il dénier l’action de ce « second système de signalisation » qui différencie l’animal de l’humain sur ce que les sportifs nomment à présent le « mental »?

Le Livre noir radote des anecdotes usées, traque des formules comme « analyse terminée ou analyse interminable » en les détournant de leur sens. Il dénonce l’existence de charlatans, de médiocres, de « nocifs par insuffisance ». A coup sûr, il en existe en psychanalyse, comme en médecine, comme chez les garagistes, les avocats, les tapissiers, les journalistes et les artistes et les écrivains, sans parler des politiques, des diplomates et autres « architectes d’intérieur ». En général, ce n’est pas la profession qu’on accuse, mais son exercice par des individus.

Ces banalités de sens commun une fois notées, j’aimerais vous résumer l’histoire d’une « marginale de l’analyse » et montrer comment l’écoute et la parole des analystes peuvent agir - hors séance - sur quelqu’un qui vit au « bord à bord ».

A la fin de l’adolescence, la Traumdeutung me tomba entre les mains. Jean-Toussaint la lut dès notre rencontre, et Freud m’enthousiasma bien avant Marx.

Pendant l’Occupation, l’université de Strasbourg se « replia » -non sans dégâts - à Clermont-Ferrand. Daniel Lagache y professait la psychologie. Après la guerre, il deviendra le premier professeur de psychanalyse de la Sorbonne.
Un organisme para-officiel, situé à Clermont, avait besoin « d’orienteurs pour s’occuper des adolescents trouvés, seuls, errant sur les routes de l’exode. Lagache consentit à leur donner des éléments de psychologie et proposa à une demi-douzaine de ses étudiants de leur montrer comment conduire un « entretien psychologique ». Dont moi, supposée stable et mûre, puisque j’étais l’épouse d’un normalien agrégé. Ce stage - un peu payé - représentait en plus une « couverture » pour des activités moins admises. Ce fut ma rencontre, durant six mois, avec l’analyse pratiquée. Puis ce fut la Libération et je cédai à d’autres tentations.

Dans ces premières années d’après-guerre, être devenus communistes dans la clandestinité ne nous empêcha pas d’avoir des amis psychanalystes, d’orientations différentes, mais tous freudiens. Il y eut ainsi un temps de latence où tout coexista, du moins en apparence. Le Parti, gêné par l’insulte antisémite des nazis qui amalgamaient le « freudo-marxisme », ne prenait pas de position officielle sur la question. Vers 1948, Moscou tonnant, le Bureau Politique déclara la psychanalyse « bourgeoise », donc nocive. Exacerber son individualisme ? Le démultiplier avec ce surmoi, ce moi, ce ça, au lieu de se consacrer à changer le monde ! ? Quel petit- bourgeoisisme décadent ! Les analystes membres du Parti ont tenté d’expliquer, de se battre. En vain. Ce fut un déchirement. Les uns sont partis pour ne pas renier leur vocation, d’autres sont restés.

Cette crise coïncida avec le « réalisme socialiste » obligatoire en art comme en écriture, ce qui n’ébranla ni Picasso, ni Fernand Léger, ni Paul Eluard, ni Tristan Tzara, du moins dans leur appartenance. Souvenons-nous pourtant du triste ridicule du portrait de Staline demandé à Picasso et « renié, avec une spontanéité organisée » par le Parti. Le système de « double vérité » s’installait, beau terrain pour une critique analytique.

Les années ont passé. Nous avons quitté le Parti.
Desanti préparant l’agrégation de philosophie, Judith Lacan a suivi ses cours et nous est vite devenue proche et chère. Son père eut la curiosité de connaître le prof, et sa mère, Sylvia Bataille (qui fut la star de La partie de campagne de Jean Renoir) nous invita à dîner. Par coïncidence, Desanti avait publié dans un journal médical, dirigé par un ami psychiatre, -qui a beaucoup évolué depuis - un article critique sur la psychanalyse (je n’ai pas pu le retrouver).

Les deux hommes ont d’abord parlé de « mathesis ». Desanti développait l’idée que pour l’antiquité classique, elle servit à s’éloigner du sensible pour accéder à l’intelligible, aux idées. Il citait le Phédon de Platon. Les mathématiques, en somme, représentaient une ascèse intellectuelle. Lacan cherchait un lien pour introduire des modèles mathématiques dans la structure analytique, et Desanti répondit qu’il n’y avait pas UNE mathesis unique et que donc, la transmission dans tout savoir devait être possible. Puis nous avons parlé des socialistes de l’utopie, des limites du marxisme, de peinture, et enfin, des surréalistes- Lacan nous montra des éditions originales introuvables. Pas un mot sur la psychanalyse.
Après dîner, au salon, le « Docteur » - c’était son surnom amical - tira de la poche intérieure de sa veste une coupure de presse et la tendit à Touky : « C’est de vous ? » - « Oui. » - « Et vous pensez vraiment ça ? » - « Je le pensais. » Le Docteur entendit le temps du verbe. Ils ont souri en se regardant. Leur relation complice était scellée. Nous habitions presque au coin de la rue. Il est souvent venu chez nous, entre deux séances, grignoter une tranche de saumon fumé. Il tenait deux conversations : avec Touky sur l’application des mathèmes, et avec moi sur le roman. A l’écouter parler « d’autre chose », je comprenais comment « ça » pouvait fonctionner.

Il m’a fait le très grand honneur de lire le manuscrit d’Un métier de chien, le premier de mes romans dont le personnage central fut une psy. Il m’en parla au téléphone au petit matin. Et, à la publication, il donna au journal Le Monde quelques phrases, trop favorables pour que j’ose les citer.

Je suivais son séminaire. Je m’y suis liée avec plusieurs psy, particulièrement avec Solange Faladé, femme d’une intuition et d’une volonté rares, venue du Bénin, qui m’initia à « l’oedipe africain », me permettant de comprendre un peu mieux l’Afrique où, en ce temps, je circulais souvent. Dans notre entourage, beaucoup d’anciens étudiants de Touky passaient de la philosophie à la pratique de l’analyse. Un jour, j’ai demandé au « Docteur » si, à son avis, tous, dans cette foule débordante d’auditeurs, pouvaient tout comprendre. Il répondit avec tranquillité : « Et vous, vous comprenez tout ? » J’avouai que la mathesis, les nœuds borroméens m’échappaient totalement. Il eut un geste de la main : « Eh bien, si vous revenez tous les mercredis, s’ils reviennent, c’est que quelque chose passe, vous atteint. Vous m’avez avoué qu’en nous entendant ausculter la « mathesis », Desanti et moi, vous avez mieux compris le cheminement analytique, et le vôtre avec vos personnages. Le signifiant des mots, le ton des voix, l’atmosphère qu’ils éveillent, dépassent et parfois détournent leur signifié. »
Il savait éveiller le mystère en paraissant l’éclairer.

C’est vers cette époque que les Lacan et nous fûmes invités par je ne sais plus qui (un galeriste ou un éditeur, je crois) à un dîner nombreux où, placée à côté d’un inconnu qui entreprit de me conter sa vie, je surprenais, par instants, le regard aussitôt détourné du Docteur qui ne cachait pas son ennui.
Les Lacan ont ramené les voisins que nous étions. Cette fois, j’étais assise à côté de lui. Sortant d’un long silence, il murmura : « Vous savez, vous avez une écoute. Vous pourriez essayer. »
Ce fut tout. Je n’en dormis pas de la nuit. Essayer ? Me lancer dans cette navigation sans port d’attache, dont je connaissais les récifs ? Une peur incontrôlable me saisit. L’avant-veille, j’avais refusé l’invitation d’une université lointaine et peu attrayante. J’ai téléphoné le lendemain pour accepter. Décidément, je restais une marginale.

Des années plus tard, ayant appris, sans doute de mes amis psys, qu’il faut savoir écrire à contre-soi, aborder ce et ceux qui représentent l’incompréhensible, j’ai décidé de plonger dans la vie de Drieu La Rochelle, écrivain prolifique, dandy donjuanesque, lié avec Malraux et avec Aragon, combattant ardent de la première guerre, qui avait choisi de se déclarer « national-socialiste » pendant l’Occupation et s’était « puni de s’être trompé » en se suicidant. Une indiscrétion m’apprit que le jeune Jacques Lacan, ami de cet être fuyant et séduisant, l’année où il préparait sa thèse - De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité - consola Oliesa, la charmante jeune épouse, que Drieu abandonnait au bout de peu de mois. Or Oliesa, lassée par les quêteurs de Drieu, refusait de me recevoir. .J’osai demander au « Docteur » de la faire changer d’avis. Il s’exclama qu’il ne l’avait pas revue depuis quarante ans et plus… « Est ce qu’elle habite toujours son sixième sans ascenseur de la rue Garancière ? » Mais l’idée l’amusa ; il le fit. « Vous savez, nous n’avions plus rien à nous dire. Elle a tourné la page de l’homme ». Ensuite, Lacan m’a parlé de Drieu, ami perdu dans tous les sens du terme ….et - signifiant ou signifié ? - je l’ai vu, mon anti-héros, différemment.

Les mots de l’analyste, lestés d’un long savoir sur leur effet, opèrent parfois de ces retournements.
Jacques Sédat écrivit en 1981 : « Si l’analyse prend le relais des institutions défaillantes, Eglise, partis politiques, famille, université, alors elle devient une entreprise de recyclage parmi d’autres, au lieu d’affirmer sa position de champ extraterritorial d’énonciation pour les sujets. C’est précisément à ce titre qu’introduire en psychanalyse la catégorie du maître me paraît profondément ambigu. »
Un ami proche - très méfiant envers l’investigation des profondeurs - m’a, par une de ces étranges coïncidences dont est faite ma vie, envoyé, tandis que j’écrivais ce texte, un apologue qui commence ainsi : « Maître, à quoi sert un Maître, demanda, dans toute sa candeur, un moinillon au Père ? – « A rien et à tout… C’est lui qui t’enseigne ce que tu sais déjà, qui te montre ce que tu as déjà vu ». Puis le Père évoque un tableau qui avait enthousiasmé l’adolescent : « N’avais-tu jamais vu un coucher de soleil devant toi ? » - « Si, dit le moinillon, mais en moins réel. »

C’est, je crois, ce que la marginale trouve à la psychanalyse, et que rien ne remplace pour se connaître : l’art de se faire sentir plus réel, et dans une autre réalité.