Geneviève (texte inédit)

Juste une histoire, glanée à l’Abbaye d’Ardenne….
Sans date

Geneviève

Tête projetée sur la nuque, crâne pressé contre la balustrade, Geneviève regarde éclater le bleu frais lavé du ciel d’avril. Le printemps soudain, précipité en orage après un long mois indécis de grêlons, de vent pluvieux, de pieds noyés dans des flaques sournoises, de métro puant la laine humide, pinçait comme pince l’angoisse des joies inattendues.
Geneviève, le col du chemisier ouvert, s’offre à la tiédeur nouvelle, aspire l’air avec un étonnement précautionneux de chaton qui flaire son premier printemps. Elle tente de compter les nervures aux feuilles mal dépliées du marronnier, y renonce, admire la nacre orangée du premier cierge en train d’éclore, retient, entre des cils épais, des larmes venues de la lumière.
Sur ses genoux repose un livre ouvert, lardé d’encoches d’ongle en marge. Le roman traverse sa paresse d’interrogations vagues. D’une légère pression de la tête elle rejette à terre ses pieds et ceux du fauteuil de fer, et contemple devant elle les couples et les groupes. Ils marchent, s’arrêtent, font cercle, s’interrompent, se bousculent, s’installent sur les bancs, traînent les chaises sous les statues marbrées de fientes d’oiseaux, comme tous les beaux après-midis vers 4 heures. Geneviève les examine avec impatience, projetant sur eux son propre et proche avenir. Elle se pose de ces questions qui font dire à la famille « la petite est d’une précocité effrayante… » Des liens que tissent entre les étudiants inconnus ces rires, ces discussions, ces habitudes, combien seront rompus par la vie avec un craquement d’étoffe déchirée, combien demeureront ?
Des bribes de phrases pénètrent Geneviève, accompagnées d’un froissement d’ailes de pigeons.
- C’est aux « colles » qu’il est chameau.
- Un chahut monstre… on a lâché les tracts du haut de l’amphi… les appariteurs…
- Alors je lui ai dit « n’empêche, l’Espagne » …
En Geneviève, les pensées tournoient, se figent en figures inattendues, mêlant les répliques incomplètes aux idées du roman… Elle soupire, décide de manquer aussi le second cours, lutte contre la peur de rencontrer une figure de connaissance, baisse la tête sur son livre. Elle s’interdit de glisser un regard vers le fauteuil voisin, qui crisse longuement. Sa mauvaise conscience d’écolière en faute prête plus d’acuité au plaisir de sentir le soleil lui lécher le front et les pommettes et à l’âcreté du récit.
- Ah « Thérèse Desqueyroux » …et vous la trouvez hardie, naturellement, cette histoire neurotique?
La voix grave passe en torrent sur les « r ». Les amis russes de papa parlent ainsi. Peut-être est-ce l’un d’eux ? Il dira, à la prochaine rencontre, entre deux références à Tolstoï, « J’ai vu mademoiselle votre fille mercredi après-midi au Luxembourg, elle lisait du Mauriac ».
- Même si c’est une histoire vraie, pourquoi vous em… comment dit-on… vous empêcher je crois dans ces faux problèmes ?
L’envie de tourner la tête obscurcit le sens des phrases. Geneviève a failli corriger « empêtrer, pas empêcher ; névrosé, pas neurotique » : elle a failli le dire du ton aimable mais sans réplique de papa. Elle lutte contre une curiosité qui ne laisse place à rien d’autre. Peut-être est-ce un de ces hommes qui abordent les femmes dans la rue ? Un métèque, de plus. Geneviève se reproche ce mot, proscrit du vocabulaire familial. « Nous sommes tous les métèques de quelqu’un » dit papa, et maman ajoute, indulgente : « ce n’est pas de leur faute s’ils ne sont pas comme nous ». Un homme qui accoste les femmes dans la rue… Cette année presque toutes, dans la classe, se chuchotent de ces expériences pendant le cours de math. Mais Geneviève, la plus jeune de toutes pourtant, connaît en secret, depuis deux ans déjà, les exclamations sans malice des terrassiers, des peintres et aussi la buée qui trouble soudain des yeux d’homme mûr et vous traverse l’échine d’un frisson de dégoût.
Sans le vouloir, sans le savoir, Geneviève a tourné la tête. Elle reçoit un regard plus bleu que le sien : elle pense à un lac suisse entouré de forêts. Les boucles claires, le visage long, massif dans son fauteuil, l’étranger la considère, tordant une bouche sarcastique. Elle remarque d’un coup d’oeil la manche élimée, la chemise effilochée au col, la semelle feuilletée de la chaussure droite. Elle le classe « étudiant pauvre » avec l’assurance des filles de professeurs qui savent situer les visiteurs du dimanche matin. Et papa, sans chaire à la Sorbonne, en attire, des étudiants.
Elle lance, redressant le menton avec importance :
- D’abord, on ne dit pas « s’empêcher », on dit « s’empêtrer ».
- S’empêtrer où ? demande la voix.
Tout le visage, front, lèvres, yeux, tressaillent d’amusement. Puis, fixant Geneviève, l’inconnu se met à bouger les oreilles. Elle serre les dents, puis n’y tient plus, s’abandonne au fou-rire. Claudie Verger déclenche les mêmes crises au cours de math, justement avec ce même mouvement des oreilles et en chuchotant « je suis le lièvre, le lièvre d’Alice au pays des merveilles, je suis le lièvre de mars » … Geneviève a eu beau s’exercer devant la glace : ses oreilles se refusent de remuer à volonté. A travers son rire, elle voudrait expliquer à l’étranger. Elle hoquette :
- Ex…cusez-moi… c’est vos… c’est parce que je ne sais pas… pas bouger.
Le rire la secoue, la tord, Elle achève :
- les oreilles ! dans une sorte de sanglot de joie.
Elle fouille dans sa pochette en peau de porc, essuie ses larmes. La voilà en face de l’inconnu-qui-accoste-les-femmes, dégrisée, désarmée, incapable désormais de se lever avec une convenable dignité. « Je vous en prie, monsieur ! » Allez dire ça, elle ne peut plus répondre à un homme qui vous a fait étrangler de rire, auquel vous avez avoué votre impuissance à remuer les oreilles.
Elle reste assise sans un mot. Elle ressasse ses rêveries d’adolescente maladroite à porter les brusques désirs d’évènements impossibles et les exigences d’une trop avide imagination.
Ce jardin où elle avait appris à marcher, à lancer un voilier dans le bassin, où elle avait connu les surprises des bourgeons, couleur d’écorce au crépuscule, parés de velours gris-vert le matin, où les noms des fleurs lui furent révélés par les jardiniers qui les plantent, où elle avait assouvi ses envies destructrices sur les tas mordorés et bruissants des feuilles d’automne, ce jardin public, familier pour elle comme un jardin familial, servait souvent de décor à ses rêves.
Elle avait imaginé, placés devant cette balustrade de pierre grise, des dialogues dont elle était l’héroïne, dont l’interlocuteur changeait selon ses rencontres du jour. Ces dialogues fulgurants de drôlerie, forgés à loisir, la vengeait de la fadeur de ses répliques dans les conversations réelles avec les étudiants de papa ou les amis d’André.
- Ça vous étonne n’est-ce-pas ? demande l’inconnu.
Parlait-il de la mobilité de ses oreilles, tout leur entretien, ou de sa propre audace ? Geneviève répond au hasard, poliment :
- Mais non, pas du tout.
Il renverse la tête en arrière, émet un ricanement bref, presque méchant.
- Vous ne voulez pas me faire croire, tout de même, que vous engagez tous les jours la conversation avec des inconnus qui vous montrent des grimaces ?
Interdite, Geneviève esquisse un mouvement de fuite.
- Seulement, vous ne m’avez pas répondu. Qu’est-ce qui vous passionne dans ce roman ?
Il pointe vers le livre un doigt vigoureux. Geneviève se sent trop loin de sa lecture, maintenant. Elle se réfugie dans une formule très employée par les amis de papa, professionnels de la littérature.
- C’est « écrit », dit-elle d’un ton péremptoire, « écrit » et fort.
- Ecrit ? dit l’étranger. Bon. Mais qu’est-ce qui est écrit ? Une femme tue son mari. Mais pourquoi le tuer, pourquoi ne pas le quitter ?
Geneviève retient un sourire de mépris : l’inconnu au veston trop étroit est obtus, ou inculte, ou les deux. Du coin de l’œil, elle tente de lui donner un âge. Il doit avoir nettement franchi ce cap tant désiré de la vingtième année qui vous donne accès au trottoir des adultes.
- Voyons, insiste-t-il, est-ce que vous trouvez vraiment qu’il vaut mieux empoisonner que divorcer ?
Geneviève n’écoute plus, rivée à la silhouette maigre, droite, en pardessus bleu marine, qui avance entre les groupes rieurs, une canne aux doigts… Va-t-il tourner la tête ? Encore quelques pas… Le sang de Geneviève lui bat le visage, elle croit qu’on doit l’entendre affluer. Non, la silhouette sombre et raide sort du jardin… Geneviève pousse un grand soupir, dit malgré elle :
- Ouf ! C’était mon père…
- Pauvre petite fille, comme vous avez eu peur ! Quel âge avez-vous ?
L’indignation d’entendre la voix s’attendrir soudain fait allègrement mentir Geneviève :
- Dix-huit ans.
Elle se détourne pour cacher sa rougeur. En mai, elle fêtera son seizième anniversaire. Mais tous accordent depuis longtemps deux ou trois années de plus à sa poitrine haute, à sa taille tôt découplée, à l’arc étroit mais arrondi de ses hanches, à son visage pâle, arrondi, paré d’yeux trop clairs pour sa peau. Cette supercherie lui fait supporter la gêne de dépasser trop vite le marais de l’adolescence, de s’aventurer avant qu’il ne soit permis sur le terrain de la vie véritable, celle dont on exclut les enfants d’un rapide « Tu as le temps… tu sauras plus tard »…
- Et à dix-huit ans, ce genre de romans vous plait tant que vous fuyez votre famille pour les dévorer ?
Elle opère un brusque tournant :
- Vous êtes Russe ?
- Non, Polonais.
Il semble l’avouer à regret. Elle reprend :
- Qu’est-ce que vous faites ?
- Opérateur de cinéma ; j’apprends la mise en scène…
Ainsi, ce n’est pas même un étudiant, mais une sorte de technicien, à mi-chemin entre l’ouvrier et l’artiste… le cinéma… André en est fou, comme du jazz et de la littérature américaine, mais Geneviève aime à prendre le contrepied des goûts de son frère.
- Et vous ?
- Je prépare mon bac… Il y a longtemps que vous êtes en France ?
- Quelques mois.
- Vous parlez rudement bien.
- Non, puisque vous m’avez déjà corrigé, jeune pédante.
Geneviève contient son irritation… De quel doit le prend-il de si haut ?
- Si, très bien. Où avez-vous appris ?
- A Varsovie.
- Vous aimez Paris ?
Voilà qu’il rit de nouveau. Ses oreilles bougent, ses fortes dents luisent, ses yeux bleus se ferment presque tandis que le rire lui bout dans la gorge. Geneviève enfile ses gants, glisse livre et pochette sous le bras, prête à se lever.
- Vous êtes formidable, articule-t-il en accentuant la première syllabe et en roulant un « r » de tonnerre. On dirait que vous fabriquez un modèle de conversation pour chemins de fer et tables d’hôte…
Il saisit les doigts gantés. A travers le cuir, la chaleur de la paume élastique et charnue fait se rétracter la main de Geneviève.
- Pourquoi, demande-t-elle, désemparée. Bien sûr je vous pose des questions que vous devez entendre tout le temps. Mais moi, je ne connais pas les réponses. Je ne suis pas vous…
Le soleil doit commencer à se coucher quelque part derrière eux. Il arrache lentement leur parure éclatante aux feuilles mal verdies des marronniers, les abandonne à l’ombre encore tout empesée d’hiver. Un merle sautille au milieu des moineaux avec une impertinence d’homme en habit fendant la foule, se précipitant le premier sur les miettes lancées par un étudiant qui, jambes écartées, mâche un sandwich et jette par lambeaux la moitié de son pain. Juste devant Geneviève, à peine dissimulés par un socle, une fille aux cheveux roulés en copeaux embrasse son amoureux en ciré noir.
- ça, dit l’étranger, gardant prisonniers les doigts de la jeune fille, pointant l’autre main vers le couple, ça n’existe qu’à Paris.
- Il n’y a pas d’amoureux à Varsovie ?
- Si, mais ils ne s’enlacent pas au milieu de la foule. Varsovie est une ville de province, hypocrite et cancanière.
- Vous n’aimez pas votre pays ?
Il reste un moment sans répondre. Le couple s’éloigne, s’embrassant sous chaque arbre. Un gros pigeon tente de s’approprier toutes les miettes de l’étudiant. Les moineaux élèvent un tumulte de pépiements. Les yeux sur les oiseaux, l’inconnu reprend :
- ça n’existe pas, de ne pas aimer son pays : c’est à lui qu’on rêve quand on se laisse aller. J’ai 25 ans, j’ai déjà passé trois années dans les prisons polonaises. C’est long, trois ans.
Il secoue la tête, ajoute très bas, haussant une seule épaule :
-Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Pourquoi ?
Geneviève n’essaie plus de retirer sa main. Cette contraction au cœur vient, elle en est sûre, du cœur même de l’étranger. En prison ; un exilé politique. Les Polonais et les Russes sont toujours des émigrés politiques. Père dit : « J’ai connu les révolutionnaires de 1905 ; je connais les anticommuniste de 1920. Je n’ai jamais rencontré un Russe ou un Polonais qui soit d’accord avec son gouvernement ». Fille de slavisant, Geneviève a des idées très précises sur les Polonais : soulèvement de 1830, de 1848 ; les Polonais dans la Commune ; Dombrowski mourant pour le salut de Paris. Au-dessus de son lit, Geneviève a accroché une photo de Louise Michel, achetée sur les quais, dans un cadre noir, ovale. Le profil busqué, les boucles en désordre de l’inconnu prennent soudain pour elle une signification générale de beauté romanesque : ce n’est plus un opérateur de cinéma qui lui tient la main, mais la révolte polonaise de tout un siècle, de Miczkiewicz à Dombrowski.
A cet instant, l’inconnu lâche la main gantée de peau de porc, regarde l’heure à une grosse montre grillagée, saute lourdement sur ses pieds.
- Je suis en retard, dit-il. Puis très vite : si vous voulez, je serai ici, demain. A quelle heure sortez-vous du lycée ?
Geneviève entrouvre la bouche. Il faut trouver, maintenant, des mots qui repoussent à leur place cette heure invraisemblable, des mots définitifs et simples. « Je ne suis pas libre » ou « je pars demain » par exemple. Mais elle s’entend articuler :
- A cinq heures.
- Alors, à cinq heures.
Il s’incline, talons joints, reprend la main, retrousse le revers du gant et pose ses lèvres sur le poignet un peu gercé. Il part à grandes enjambées, une main dans la poche. Il a franchi la grille, il est hors d’atteinte quand Geneviève, en se levant, constate : « Je ne sais même pas son nom ».