Repos du « Samouraï d’affaires »

Le texte de Dominique Desanti que nous lirons ici a été écrit au moment d’un voyage qu’elle fit au Japon. Dominique s’y est évidemment intéressée aux geishas…Elle partait pour Tokyo avec Touki, certes, mais également en compagnie d’autres amis, dont l’écrivain Guy Scarpetta qui rappelle pour nous ici le contexte de ce voyage…au cours duquel elle écrivit ce texte :

Les Desanti firent un voyage au Japon à l’occasion d’un colloque organisé par Armando Verdiglione à Tokyo, en avril 1984, et qui a duré une semaine. Je me souviens : on est parti le jour de Pâques, ou le lendemain, et il neigeait sur Roissy: l'avion a failli ne pas décoller. Il y avait plein d'invités français, au moins quarante, et aussi Borgès (ça m'a permis un dialogue mémorable avec lui). J'ai passé plusieurs soirées avec Touki et Dominique, dont une où je leur ai fait découvrir un excellent restaurant japonais que j'avais repéré sur un guide (spécialités de teppanyaki)… A table, un soir, je leur ai raconté l'histoire de Guido* et ça les avait passionnés. Touki m'avait conseillé d'en faire un livre, mais je n'étais pas encore mûr pour ça (c'était l'époque où j'écrivais L'Impureté)… Dominique m'a accompagné un jour à Kyôto (on est parti en train vers 5 heures du matin, pour pouvoir être de retour au colloque en début d'après-midi), pour voir le jardin zen de Ryôan-Ji (entièrement minéral). Un éblouissement. On a été voir le Pavillon d'Or, aussi.

*Le livre de Guy Scarpetta « Guido » - prénom de son grand père- est paru chez Gallimard en 2014, et raconte l’histoire du « Train fantôme », un épisode méconnu de la Résistance et de l’extermination.

Repos du « Samouraï d’affaires », artiste, vestale de la tradition

La geisha va-t-elle disparaître du Japon ?
Liza l’Américaine a été geisha un an à Kyoto
Elle nous fait entrer dans les coulisses

Américaine, élevée au Japon grâce aux voyages familiaux, Liza Dalby a 25 ans. Elle est ethnologue. Pour sa thèse de doctorat elle choisit son « terrain ». Le plus célèbre - et le moins connu - du Japon traditionnel. Le monde des geishas. Elle ne l’observe pas, elle devient geisha pendant un an, dans la ville même du sacré et de la tradition : Kyoto.
Liza mesure 1,70 m, mais tout en jambes. Assise, elle ne dépasse pas les autres La chance lui a donné l’oeil noir, le cheveu lisse et brun, le visage arrondi. De son adolescence japonaise elle garde trois gei, trois atouts particuliers. Elle est bilingue anglais-japonais, elle pince les trois cordes du shamisen, luth horizontal. Elle apprend vite à chanter selon la gamme japonaise : entre deux tons.
Pourtant elle doit, une fois acceptée dans une communauté, une hammachi, se livrer à un long apprentissage. Son okosan, mère adoptive, la guide, sa « soeur aînée" (par l’âge sa cadette) lui sert de modèle.
Enfin, l’okasan la trouve au point. Elle sait chanter les kouta. Elle sait draper, nouer les liens et les obi (ceintures) du kimono, cette pièce de soie ni cousue ni boutonnée. Elle sait marcher, les pieds en dedans, en glissant. Elle sait rester toute une soirée le dos droit, assise sur ses deux pieds, sans gigoter… c’est le plus dur.
La voila prête à débuter dans un zashiki, un dîner prié avec geishas. Vu leur prix, ils sont à présent le plus souvent organisés par des « compagnies », des entreprises, pour leurs clients. Parfois un particulier s’offre ce luxe, comme il irait en Europe à un dîner-spectacle… mais où chaque dîneur serait acteur.
Liza, devenue « Ichigiku la geisha », est proposée par son okasan à une maîtresse de maison de thé de Kyoto qui organise un important dîner pour une entreprise. L’autre est méfiante :
- Une Américaine ? Les invités, quand ils s’en apercevront, seront intimidés. Un homme, à un zashiki, veut se détendre, s’enivrer, devenir un boya, un enfant gâté. La présence d’une étrangère…
- S’il y a des invités étrangers, ils seront heureux de parler anglais ! Et elle a l’habitude de plaisanter avec des hommes de tous âges comme nous le faisons nous autres à 50 ans. Et elle en a 25.
- Elle est si grande ! Les hommes se sentiront petits et ridicules.
- Assise, elle ne dépasse pas d’un cheveu.

LA NOVICE

Voilà, Ichigiku est invitée. Pour la première fois de sa vie, l’Américaine aux longs cheveux savonnés sous la douche subit des heures de coiffeur. Elle en sort avec « un drôle de chapeau » : un chignon haut, bourré de nylon, laqué dur.
Puis la « soeur aînée » l’enduit d’une huile gluante sur laquelle le fard blanc cru va prendre comme un plâtre léger. Les geishas s’y mettent à trois pour dessiner sur les lèvres de neige une petite bouche vermillon, pour relever l’oeil vers la tempe, en noir et rouge, pour changer le mouvement des sourcils. Ichiumé, la soeur aînée, se fera un succès auprès des hommes en mimant la difficulté de poudrer un visage occidental. Si petit que soit le nez il n’est pas tout à fait plat. « Pour moi je fais ‘paf-paf-paf’ avec la houppe et c’est fini, pour elle il y a toujours un relief ». Ah ! Qu’ils ont ri à cette idée…
Voilà : on drape un kimono, pas de slip, on verrait la démarcation, des liens, des ceintures. Le pied, dans une chaussette blanche à orteil est glissé dans le socque. Surtout ne pas claquer la semelle : glisser. Les Occidentales font un bruit de soldats quand elles avancent ! Les pieds en dedans, voyons !
Jadis, quand toutes les Japonaises portaient le kimono, les geishas lançaient les modes. Chacune, aujourd’hui encore, doit être iki, avoir du style, choisir son genre. Attention à l’éventail : le tenir avec le pouce à l’extérieur, c’est masculin.
Enfin, elles sont prêtes et se rendent à l’endroit du zashiki. Elles ont avalé quelques nouilles froides. Une geisha boit mais ne mange pas au dîner, sauf ce qu’un client lui tend pour s’amuser, du bout des baguettes. Elles sont nombreuses. Maikos - apprenties, minerai - novices, enfin geishas confirmées.
Ichigiku, Liza l’Américaine, pénètre à son tour dans la salle. Les invités sont assis, chacun placé selon son rang, à l’extérieur d’une table en fer à cheval. A l’intérieur opèrent les geishas dont chacune change de client en cours de cérémonie. Elles ne servent pas les plats, elles versent le saké. Ichigiku prononce en bon japonais :
- Je suis minerai, novice, débutante. Je demande votre indulgence.
Grands rires, ou sourires, les hommes se grattent la tête.
Le premier client demande :
- Est-ce que l’Américaine boit du saké ?
- Evidemment ! Quelle geisha n’en boit pas ?
Liza marque un point. Le client est ravi.
Shasho-san, le directeur, l’hôte, ayant bu à satiété parle du bon temps. Naguère encore, dans la jeunesse des aînées des geishas, les minerai devaient subir leur initiation sexuelle, le mizu-age. On choisissait un homme mûr pour initiateur et la cérémonie durait toutes les nuits de la semaine. L’homme, chaque soir, gobait le jaune de trois oeufs et badigeonnait le haut des cuisses, puis l’intimité de la geisha avec les blancs. Ses doigts, de soir en soir, se faisaient plus insistants de sorte que le dernier soir, très détendue, la vierge acceptait sans souffrir l’acte final.
- Une geisha vierge est inconcevable ! Ce serait comme une épouse qui resterait intacte ! Ah aujourd’hui nos maikos doivent aller au lycée jusqu’à 16 ans, alors elles se choisissent leur boy-friend. Mais rien ne vaut un homme d’expérience. Je reste prêt !
A cette plaisanterie toutes les geishas portent la main à leur bouche en riant, la voie perlée. Liza sait pourquoi elles cachent leurs dents : les plus éclatantes paraissent jaunes dans la céruse du visage.
Presque toujours, vers la fin du dîner, il y a relève des geishas : les plus demandées partent vers un autre zashiki et sont remplacées. Les heures, comptées au tarif, sont versées à la maison de thé.
Une fois libérées, vers minuit, les geishas se rassemblent pour dîner enfin, et commenter la soirée. Cette fois, les aînées racontent l’atroce souvenir qu’elle garde du mizu-age, cette fastidieuse initiation sans passion ni sentiment. Maikos et minerai peuvent enfin en rire : pour elles c’est comme si on leur racontait des histoires de chasteté.

Liza-Ichigiku a mis du temps à s’habituer à l’humour des Japonais soûls. Grivoiserie, scatologie d’adolescents, ces directeurs puissants, ces hommes politiques, ces responsables de ministères, ces samouraïs du commerce extérieur régressent en boya, en bébés gâtés et parfois la geisha joue le rôle de maman grondeuse avant de les mettre dans leur taxi. Alors ils roulent vers le domicile où les attend l’épouse, ils réclament « thé, aspirine, sommeil ». La femme a tout préparé. Et le lendemain ils reprennent leur rôle dans la micro-informatique, ou chez Honda, Toyota, Mitsubishi, luttant contre les concurrents, écartant les rivaux, faisant triompher le produit japonais sur le marché international…

Le zashiki c’est le grand exutoire. Les geishas entendent souvent des secrets, politiques ou - c’est plus grave désormais - économiques : les hommes parlent de leur stratégie dans la compétition mondiale de la vente. Une geisha suit la déontologie du métier : si elle trahissait, la communauté la rejetterait.

Un soir, Liza-Ichigiku ayant brillé dans un dîner, l’organisateur lui glissa un enveloppe pour aller voir le kabuki. Au Japon la politesse exige qu’on n’ouvre jamais un paquet devant son donateur… Le soir Liza découvre non pas les 5 000 yen d’une place de théâtre mais dix fois plus. Cet homme escompte-t-il des faveurs ? Elle veut lui rendre son argent, en parle à sa responsable qui éclate de rire. « Mais non, il n’espère rien ! Il te témoigne son admiration pour ton savoir-faire et veut que tu admires sa générosité, c’est tout. Ça lui donne, comme à eux tous, le sentiment de sa puissance. »

Pour le Japonais arrivé, la geisha joue, traditionnellement, un double rôle. Chacun sait qu’elle coûte cher. En inviter une ou deux, même dans un restaurant occidental, un steak-house, ou à la piscine d’un grand hôtel, ne peut se faire qu’en acquittant leur prix à la maison de thé ou à l’hammachi, la communauté. Se montrer avec des geishas prouve donc qu’on en a les moyens. A cette fonction de signe extérieur d’opulence, la geisha joint celui d’amuser, de distraire, de raconter des histoires drôles, de ne pas s’offusquer de plaisanteries osées, d’y répondre, de tenir tête, de discuter.
Bref, en souriant, exactement comme ces messieurs n’admettraient pas que se tienne leur femme, les étrangers - et certains Nippons - soupirent « l’épouse japonaise est insipide ! »… Elle doit l’être. L’homme l’a cherchée soumise, docile, sans aspérités. Ou si, par modernisme, par orgueil, il a choisi une diplômée, une fille qui travaille, il la fait rentrer au foyer. Elle doit, dès que les enfants sont là, se consacrer à eux, rétrécir son horizon à la famille. Les entreprises font comprendre aux femmes (fussent-elles cadres) qu’une fois mariées, mères, la trentaine franchie, leur place n’est plus au travail. L’épouse doit rester au ras de l’herbe et ne pas faire plus de bruit qu’un ruisseau. Quoi d’étonnant si elles se « vengent » sur leurs enfants, mères super-ambitieuses qui font de l’adolescence de leur fils une course d’obstacles.

Ces épouses classiques, encore aujourd’hui, sortent rarement avec leur mari, et reçoivent rarement ses amis. L’exiguïté des appartements sert surtout de prétexte : le Japonais pense honorer davantage ses invités en leur offrant une compagnie féminine plus libre, plus drôle.
Je n’ai pas, quand elle me fut faite, apprécié le sens sagement révolutionnaire de la déclaration d’une ravissante jeune mariée : « Non, moi je ne travaille pas. Mais j’ai fait des études et je compte recevoir chez nous, accompagner mon mari partout. Je ne veux entre lui et moi ni le monde de la fleur et du saule, ni les filles de l’eau… »

« La fleur et le saule », c’est la communauté des geishas. Les « filles de l’eau » ce sont leurs rivales qui triomphent, du moins par leur nombre, d’année en année. Les « hôtesses de bar », vêtues à l’occidentale reçoivent dans des clubs ou appartements modernes, bars meublés de banquettes rembourrées semi-circulaires. Elles ont en apparence le même rôle : distraire le samouraï de la conquête économique. Elles chantent et dansent le rock… sans exclure des chansons traditionnelles. Elles s’habillent chez Kenzo, chez Issey Miyaké, à « Comme des garçons » et chez Saint-Laurent. Une jolie fille délurée, voix agréable et manières plaisantes, peut s’improviser « hôtesse de bar » en quelques semaines. La geisha est contrainte à des mois, des années d’apprentissage.

La lutte semble inégale dans un Japon ou la B.D. érotique et sado-maso remplace les romans-fleuve et le vidéo-clip les longs récits chantés.
- Mais non, m’a dit une geisha. Les Japonais ont besoin de se rassurer. Ils clament partout qu’ils ont la tête dans le nucléaire, les mains dans la micro-informatique et les pieds dans la tradition. Or la tradition, celle de l’apparat et celle de l’érotisme verbal, c’est nous…

Parfois, très rarement, deux mondes se mêlent. Liza-Ichigiku raconte qu’à un zashiki l’un des invités, un professeur, amena sa femme. L’ordonnatrice de la cérémonie ne s’est nullement troublée. Elle a dit aux geishas de flirter comme à l’accoutumée avec les convives et a traité l’épouse comme tous les invités, la faisant participer aux petits jeux, lui versant généreusement du saké. Si bien qu’à la fin, devant son mari ahuri et les hôtes stupéfaits la digne femme de professeur a osé demander : « Depuis si longtemps j’entends parler du rin no tama qu’est-ce que c’est ? »
Les geishas ont porté la main à leur bouche avec un ensemble de ballet… Sans s’émouvoir, la doyenne des artistes a expliqué : « Le rin no tama est une petite boule de métal avec un grelot à l’intérieur. On l’introduit… devinez où ? Et imaginez ce que ressent la femme qui s’entend sonner pendant l’acte ? »
Désarçonnée, mais trop libérée par le saké pour se taire, l’épouse interrogea : « Est-ce que la femme en tire un grand plaisir ? » « Je crois que c’est plutôt inventé par l’homme » réplique tranquillement la joueuse de shamisen.
A minuit le professeur a pris congé. Geishas et femme légitime ont échangé des courbettes par dizaines. L’ordonnatrice a présenté des excuses si elle avait causé le moindre embarras à la dame par la liberté de ses propos. Oh non ! a répondu l’épouse, jamais elle ne s’était si bien divertie…

L’érotisme des geishas ? Liza-Ichigiku, au début partageait peut-être le préjugé qui les prend pour des prostituées. C’est faux. Pour elles comme pour la plupart des hôtesses. Célibataires par définition - c’est une de leurs règles - elles ont assez souvent des enfants qu’elles élèvent. Et aujourd’hui encore c’est peut-être le milieu du Japon où la mère-célibataire se sent le plus à l’aise. Souvent elles ont pour protecteur - qu’elles choisissent - un homme riche. Il doit l’être : un kimono avec ses obis, ses souliers, ses accessoires, revient facilement à 60 000 francs, et aucune geisha ne se contente de moins de quatre kimonos, et chacune rêve d’en posséder plus. Aussi arrive-t-il que plusieurs notables se partagent les faveurs de la même dame.

L’amant de cœur, en revanche, attendrait plutôt des cadeaux. Mais les artistes du shamisen et de la kauta n’admettent pas de proxénète. Leur créancier, c’était jadis la maison de thé qui avançait l’argent des premiers kimonos.
Dans les villes d’eau et dans les « mauvais quartiers » des grandes villes des femmes se baptisent « geisha rose » (le rose est ici la teinte d’Eros) pour pratiquer le vieux métier de la passe. Certaines, aussi, s’abritent derrière le titre d’« hôtesse » qui, lui, n’a ni règle ni charte, seulement des conventions.
En réalité, la geisha jouissait, une fois admis le rituel, de son art de société, d’une très grande liberté. C’est à présent seulement que des Japonaises exerçant des professions bien rétribuées peuvent prétendre égaler leur indépendance.
N’empêche, la crise des vocations s’aggrave. Ce long apprentissage, cette discipline de corps de ballet, ces dons artistiques, ces horaires exténuants, ces gains inégaux, ce manque de protection sociale n’attirent plus beaucoup de jeunes. En 1944 on comptait 120 000 geishas. Trente ans plus tard, l’Association nationale dont elles doivent faire partie se limitait à 17 000 membres. Des hôtesses, au contraire, se multiplient par milliers.
D’ailleurs, 90% des Japonaises sont mariées ou rêvent de l’être, de devenir « okusan », femme-au-foyer, de s’adonner au « chez-moi-isme », mot forgé pour la ménagère par la télévision.

Une mère confie à Liza-Ichigiku : « J’ai deux filles, aucune n’a réussi sa vie. L’une est professeur de faculté, l’autre est geisha, aucune ne s’est mariée. »

Un soir, la mère adoptive de Liza s’est amusée à dire des vérités devant Sato-san, un vieux client : « Un homme se marie, prend une maîtresse, à parfois en plus des passades et se distrait avec des geishas. La femme ? Elle n’a rien : elle dépend du père puis du mari. »
Et la quinquagénaire, toujours active, toujours appréciée, conclut : « Au Japon, il faut être soit un homme, soit une geisha. »

Celles qui viennent à la profession le font à présent en toute connaissance de cause et non parce qu’elles sont « nées geisha », leur mère l’ayant été. Une fille de la bourgeoisie ruinée, ayant tenté plusieurs métiers, choisit d’entrer dans une hammachi, une communauté. Elle aime la danse, la musique, elle refuse de se limiter à la seule compagnie masculine d’un mari, elle a 26 ans, l’âge où tous vous poussent au mariage.

Comme geisha, je vis ma vie en la gagnant. J’aime être iki, avoir du style, j’aime entendre les secrets de hommes.

La geisha, mais aussi l’hôtesse, en sait long sur les transactions politiques et de haut commerce, les alliances, la corruption. Les geishas - c’est une sécurité par rapport à l’hôtesse - se soumet à la déontologie de la discrétion. Elle s’impose en principe la loyauté du secret. Les tractations de couloirs - la machia seiji, politique de maison de thé - le lobbying, les informations sur les points faibles de tel ou tel puissant, elles entendent tout, sourient, chantent, dansent, et « oublient » … Parfois, elles enfreignent cette règle implicite, mais savent qu’elles se mettent hors la loi.

L’avenir des geishas ?
Les féministes s’indignent quand ces femmes si soumises, si explicitement et visiblement traitées en « objets », ces déguisées de l’ère informatique se prétendent libres.
Au récent congrès des organisations féminines à Nairobi, la revendication des Japonaises, négligeant les problèmes touchant à la sexualité, ont porté avec force sur le travail. L’égalité du droit au travail à égalité de compétence et de diplômes. Elles ne veulent plus être contraintes par les entreprises de démissionner après leur mariage ou leur premier enfant. Elles veulent que la Japonaise moderne soit aussi libre que l’Occidentale, que la liberté ne soit plus celle, oblique et dissimulée, des geishas.
Aujourd’hui, les Japonaises commencent à être médecins, professeurs, responsables d’entreprises. Elles ont pris en main le stylisme, la mode qui rayonne sur l’Occident. Le monopole masculin commence d’être battu en brèche. Les rôles féminins au théâtre et au cinéma sont désormais tenus par des femmes et non par des hommes travestis. De même, les geishas hommes se limitent désormais aux boîtes de travestis.
Les geishas subissent un double assaut. De celles qui se veulent les compagnes de leurs maris dans la société et les partenaires de leurs compagnons de travail. Celui des « hôtesses » qui distraient, écoutent, consolent les cadres surmenés sans fard blanc et sans kimono.
Le gouvernement se fait prier pour leur accorder la sécurité sociale, la retraite, bref la reconnaissance des métiers d’artisanat.
Mais une universitaire, spécialiste du Japon, affirme : « Les Japonais proclament devoir leur équilibre à leur mélange entre compétitivité moderne et tradition. Ils aiment se démontrer à eux-mêmes qu’ils colonisent l’Occident par des produits d’avant-garde mais respectent les coutumes séculaires. Organiser des zashiki, ce n’est pas seulement montrer leur folklore aux Occidentaux. C’est se prouver qu’ils peuvent enjamber les siècles. »
Et un jeune universitaire dit : « Même si un jour - ce n’est pas encore pensable - le Japonais avait « une premier ministre », le Japonais voudrait se démontrer que des femmes restent soumises à ses caprices et l’acceptent, même ivre et enfantin. Cette soupape de sûreté, bien plus évidemment que l’« hôtesse » qui existe partout dans le monde, c’est la geisha. La supprimer serait tirer un trait sur le repos du samouraï. Ce n’est pas parce que désormais il se bat pour l’électronique qu’il se sent moins un guerrier souvent fatigué. »

Je les ai vues, à Tokyo, dans les plus vieux quartiers sortir de maisonnettes de bois condamnées sans doute à la démolition, toutes maquillées et trottinant en kimono vers une voiture de l’année. Elles font penser à des artistes de variétés allant exécuter leur numéro très long, astreignant, où chaque geste compte autant qu’au trapèze. Ces geishas que même les bruits de la rue, les autos, les motos, le rock condamnent et qui veulent durer.

Dominique Desanti