[Anne-Dominique Persky], « Livre des erreurs », 1931-1933, manuscrit [archives Dominique Desanti]

A la mort de Dominique Desanti, nous avons trouvé un cahier d’écolier à couverture orangée « Librairie Classique Gibert », sur une table, près du bureau où elle écrivait.
Le texte manuscrit, rédigé au stylo avec une encre bleue ciel, puis noire, se présente comme un journal tenu de manière irrégulière, mais constante, du 21 novembre 1931 au 28 janvier 1933. L’année scolaire 1931-1932 est l’année où Anne Persky prépare le baccalauréat, qu’elle obtient en juin 1932 avec la mention assez bien. Ce qu’elle note le 22 juin : « Maintenant je suis bachelière ès lettres, et en novembre étudiante en droit », et quelques lignes plus loin en pensant à sa vie d’étudiante : « les trois plus belles années de ma vie commencent. »
En août, elle est au bord de la mer, aux « Petites Dalles, près de Fécamp, et le 21 août 1932, elle a dix huit ans. Elle ne reprend son journal que le 10 novembre 1932, quand commence sa vie d’étudiante en droit.
Ce texte que celle que la jeune Anne Persky nomme dans la première phrase le « Livre des erreurs » est bien différent de la plupart des journaux intimes de cette époque, c’est le journal d’une pensée, d’une jeune pensée qui veut se former en écrivant : « Apprendre à penser, c’est la chose principale, et même notre seule finalité. »
Le sens dominant du journal s’infléchit cependant après l’obtention du bac : il devient plus intime au sens classique, tandis qu’apparaissent les premières réflexions pour la rédaction d’un roman « Chocs ».
Si le roman n’aboutit pas, les dernières lignes de la dernière page de ce « cahier » marquent la continuité de cet apprentissage, de cette quête de soi avec les autres :
« Mais tant pis continuons notre effort vers la sincérité, la recherche de soi-même.
Et aussi la recherche du but à servir.
L’Avenir ? »
C.M.

1931

S. [samedi] 21 Novembre

J’appelle ce cahier le Livre des erreurs, car il contiendra toutes les fausses démarches d’un esprit qui apprend à penser.

Apprendre à penser, c’est la chose principale, et même notre seule finalité. Qu’importent auprès de cela toutes les sottises qui remplissent les rêves de l’enfance : gloire, postérité. Elles n’ont pas assez de consistance pour que nous tendions vers elles. Ce sont des accidents qui couronnent des trouvailles particulièrement heureuses de la pensée.

Avoir un esprit puissant, et qui sache analyser, puis percevoir et embrasser d’un coup le problème de la vie, c’est le seul but en vue duquel toutes les contractions de notre cerceau ne //sont pas superflues.

Puisque notre intelligence est essentiellement faite pour comprendre, aiguisons-la de manière à concevoir un ensemble de plus en pus grand.

Il faut savoir articuler sa pensée ; la parole éclaire d’une lumie clarté plus intense tout le processus de la compréhension.

Pensons avec style.

Le style peut être voulu, mais non forcé ; il ne correspondrait plus alors à sa définition même.

Il faut surtout fuir les mots inutiles ; une image est rarement inutile, si elle participe de l’art.

 

23 Nov.

L’attention est l’habitude la plus nécessaire pour penser. Rien n’est pire que de reprendre et d’abandonner des idées au hasard, comme des perles de couleur avec lesquelles joue une enfant.//

Il faut s’imposer la pénétration. Le lyrisme sans moi est bien plus pénétrant que l’autre.

Il n’est utile d’écrire qu’afin de préciser.

La pensée doit être articulée pour être claire. La rêverie par symboles par images, crée de grands malentendus entre l’âme et soi.

L’indifférence est un état à fuir, mais non pas l’objectivité. Elles n’ont d‘ailleurs que fort peu de choses en commun, car on n’analyse pas quand on se désintéresse, et on ne discute qu’avec attention.

 

Merc. 9. XII.

Sur la préface des Souvenirs d’enfance et de jeunesse : Les vérités de Renan ont cette profondeur des choses pour lesquelles on a beaucoup souffert.

Sa croyance au progrès est une le résultat d’une lutte immense ; il a le mérite de proclamer ce // qu’il n’a pas tout de suite osé croire.

« Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ le profond respect du passé » : la meilleure justification des théories réactionnaires. Vouloir continuer le passé selon une autre courbe ; la théorie de l’évolution bergsonnienne.

Bergson donne le meilleur argument philosophique, ou plutôt psychologique par cette thèse.

Evidemment, il dit aussi que le présent enrichit le passé de son expérience, mais cette continuité de la vie montre l’absurdité des changements brusques, de ce que les anarchistes appellent le chambardement.

L’absurdité, mais plus encore l’impossibilité. Comment veulent-ils rebâtir quelque chose qui n’ait pas d’attache dans les // siècles, pas de précédent ?

Ont-ils la prétention de faire changer son processus à la vie ?

Les révolutionnaires ne sont pas seulement des utopistes, ce sont encore et surtout de puérils vaniteux. Leurs systèmes ? bulles de savon si gonflées qu’elles éclatent avant même de s’envoler.

La politique, si elle ne s’appuye pas sur la psychologie est inexistante. Non pas sur ce qu’on appelle vulgairement psychologie, mais sur la philosophie vraie des âmes.

Les hommes d’action sont des visuels-moteurs : ils ne savent pas comprendre, ils ne savent que saisir une idée. Pas d’intellection vraie.

La grande chose, c’est d’approfondir. On construit après. Ou plutôt, la construction se trouve réalisée d’elle-même : le schéma dynamique est au // point jusqu’en ses détails extrêmes.

Ne jamais adopter une notion imprécise. Sacrifier la grandeur à la clarté. Foin de la brume ! Il est très commode de faire paraître profond ce qui n’est pas net.

« L’Archègète, idéal que l’homme de génie incarne en ses chefs d’œuvre, j’aime mieux être le dernier dans ta maison que le premier ailleurs. »

O Athéna comme tu m’as reconquise !

Ce qu’il y a de tellement génial en Bergson, c’est qu’il est à la fois absolument neuf et très compréhensible. On trouve de tout chez lui. On se sent dans une atmosphère particulière que ne donne que le génie : Eupalinos. //

 

10. XII.

Comte attribue trois états à l’esprit humain et croit qu’il s’arrêtera au positivisme, se contentant d’expliquer un fait par un autre : et s’il évoluait plus loin ? Et s’il créait un quatrième état ? Il est clair que nous sommes, que la collectivité est arrivée au col positivisme ; mais pourquoi vouloir que le cercle soit fermé ? Il est très possible qu’un nouvel état se découvre. Jusqu’ici je ne connais pas (mais que sçais-je) de raisons positives pour nier la perfectibilité de l’homme.

Si ce quatrième état ne s’est pas encore manifesté dans l’évolution de l’individu, c’est que celui-ci n’est pas non plus arrivé à son développement complet. Comme argument, nous avons l’état positif incontestable de la jeu- // nesse actuelle. Donc l’âge adulte reste disponible pour un nouvel état. Mais dans combien de milliers d’années ?

L’homme primitif n’était que théologique et le restait durant toute sa vie : voir les nègres soudanais.

Seulement, d’autre part, la métaphysique a occupé des vies entières, et très près de nous. Le quatrième état devrait donc coexister avec les autres.

La matière et les sciences instruments de la psychologie n’ont pas le droit d’être dédaignés. Ceux qui veulent ne pas tenir compte de la matière (Renan) s’exposent à bâtir non seulement en l’air, mais sans briques. C’est ce que les théologiens ont compris.

S’abstraire de soi n’aurait aucun intérêt, car le psychique // est trop subjectif pour permettre d’envisager autre chose. (Flaubert ressentant par la pensée les effets du laudanum : autrement, sa « mort d’Emma Bovary » n’aurait été qu’une froide élucubration mélodramatique).

« On n’est fort qu’en contrariant la nature » (Renan).

 

14. XII.

La curiosité pure a-t-elle le droit d’exister ?

C’est le suprême triomphe sur la matière que ce dédain de l’utilitarisme, et ces spéculations sans but immédiat.

Malheureusement, la matière est assez forte pour nous contraindre à prendre en elle notre point de départ. Les spéculations dans le vide mènent toujours à des erreurs. Il faut constamment s’appuyer sur la chair. Elle est la directrice autour // de laquelle tourne l’esprit générateur.

 

1932

Vendredi 1 janvier

Se concentrer, oublier que des gens essayent de conjurer le sort par une gaîté factice, et une attitude d’exception ; être soi au début de l’année.

 

[à suivre].