La rencontre de Dominique avec Picasso

Dominique raconte ici sa rencontre avec Picasso

Picasso / Voyage en Pologne
Boîte 52 - Cahier rose à carreaux

Il y eut aussi le voyage en Pologne à Wroclaw.
Je me rappelais tout ça debout sous mon parapluie, à 9h40 du matin, devant la flèche « Quartier Paul Eluard » à Bobigny. Là c’était le sommet de la laideur. L’idée du voyage en Pologne en août 48 me ramène à Pablo et à notre premier entretien. Je l’avais vu parfois à des fêtes du Parti dans le midi. J’allais, nous allions souvent à Nice chez le député du Parti. Le député de la population, alors ardemment rouge, du vieux Nice avec ses escaliers aux marches ébréchées, son linge aux fenêtres pendant au travers des ruelles, de maison à maison. Ces gens, ces pêcheurs, ces ouvriers, ces marchands de poissons, de fleurs, de coquillages ou de pizza qu’ils confectionnaient devant vous dans un four transportable, ces gens votaient pour Virgile Barel dont les nazis avaient fusillé un fils, avec une affection confiante et familière. Il dirigeait « Le Patriote », leur quotidien. Il vivait dans la villa réquisitionnée d’un grand faussaire de la peinture, Van Meegeren, qui se trouvait en prison aux Pays-Bas.

J’avais vu Picasso pour la première fois le jour d’une première au théâtre Sarah Bernhardt qui avait enfin retrouvé son nom (on le lui a repris par la suite, sous prétexte que ça faisait vieillot : c’est à présent le théâtre de la Ville). Les ballets Roland Petit dansaient « Rendez-vous » sur un canevas de Jacques Prévert avec un rideau de scène tiré d’une nature morte de Picasso.
C’est Brassaï qui m’avait donné une place (c’était je crois le 15 juin 45, un mois et huit jours après l’armistice). Tout Paris était dans la salle. Brassaï me présenta à Picasso. Une foule l’entourait où je ne connaissais personne mais reconnaissais des photos. Une amie m’avait prêté une jupe longue blanche. J’avais mis un chemisier en coton et des escarpins lamentables en caoutchouc doré vendus sans tickets dans un magasin à succursales disparu, Raoul (son concurrent André existe encore).
Je reconnaissais Marlène, moulée, maquillée, superbe - à mes yeux elle était non seulement la plus belle des fatales mais encore une héroïne de l’antinazisme.

Elle avait porté l’uniforme américain, avait chanté pour les G.I. Elle revenait de Berlin. Elle était - nous le savions implicitement (???) tous, bien que ne connaissant ni l’un ni l’autre - amoureuse de Jean Gabin.
Je voyais aussi pour la première fois mon héros d’adolescence, l’auteur du « Sang d’un poète » et des « Enfants terribles », Cocteau.
Je l’avais vu avec Desanti la veille du jour d’octobre 39 où il était parti à l’armée. C’était à Versailles. Il se tenait manchettes déboutonnées sur les plus belles mains que j’ai jamais vues, et expliquait sans doute Versailles au jeune homme le plus beau du monde - je saurais un jour que c’était Jean Marais.
Cocteau en ce jour de grisaille et de guerre, ce jour où commençait un malheur que je n’imaginais pas avait incarné un moment d’intense poésie.

C’est aux fêtes populaires de Nice que j’avais rencontré l’œil de chirurgien-archange, les mains de scribe égyptien, le corps athlétique de celui qui aurait dû être un vieux et qui venait d’avoir un fils d’une femme très jeune. Il descendait de Vallauris dans une auto que lui avait donnée je crois une admiratrice américaine que conduisait son fils aîné Paulo. Pour la première fois je voyais une voiture dont les vitres et la capote se manœuvraient non à la manivelle et à la main mais en appuyant sur des boutons. Lui déjà blasé de ce jouet s’amusait de ma joie. « Tu es contente hein ? » Je ne le cachais pas.
Mais la première journée que je passais avec lui c’était parce que je devais publier un entretien dans… alors je ne sais plus. Un périodique d’obédience communiste bien entendu. Mais lequel ? Sûrement pas les « Lettres ». Je n’étais déjà plus assez admirative d’Aragon - et Elsa - « Femmes françaises » ? « Action »? « Regards » pour accompagner des photos ? Ou la chaîne des journaux de province desservie par l’UFI (Union française d’information que nous nommions avec fierté « Notre Tass », Tass étant l’organe d’information soviétique) ?

En tout cas je « descendais » spécialement pour cet entretien. Et train à l’aube puis car local, j’ai sonné à la villa de Vallauris trop tôt. C’est Françoise Gilot que j’ai vue dont déjà je connaissais le visage parfaitement agencé autour d’yeux changeants entre ciel et mer, de dents insolemment superbes, le rire de cavale échappée dont elle avait la crinière et la souple vigueur.
Elle m’informa que Pablo n’arrêtait son travail qu’à l’heure tardive du déjeuner et me conduisit à la plage me conquérant d’une phrase « Comme ça j’aurai l’impression que vous êtes venue un peu pour moi aussi ».
Par cette phrase elle m’est entrée dans le cœur (elle n’en est pas sortie en 1995). Je sentais en elle un mélange de volonté capable de tout plier, une volonté de fakir
et en même temps une étrange incertitude. Elle me dit « Être mère, c’est avoir la certitude d’être une femme ». Cette phrase aussi je l’ai gardée me demandant parfois si mon refus d’enfanter n’était pas le désir de flotter au seuil de mon sexe.

Peu après comme elle suggérera à Pablo que Touky et moi serions fréquentables peut-être Aragon-Elsa les ont dissuadés d’une phrase, d’une allusion …. quisuggérait (Françoise ne se rappellera jamais comment) que j’étais sans doute trop proche de l’appareil et qui sait, des Soviétiques. En somme dangereuse. C’est assez drôle dit par Aragon-Elsa.

La journée a été comme tout premier jour avec Picasso éclatante.
Touky et moi nous étions longuement embrassés debout dans un bosquet après cette apparition. Je ne l’ai revu que ce 15 juin 43 dans la foule la plus bruyante d’un Paris qui s’ébrouait à peine.

Nous avions déjeuné chez eux. Le boulanger s’amusait à nommer de son nom un pain qui figurait cinq doigts. La main de Pablo. Sa main dont j’ai la paume en photo : c’est une carte postale. Une photo de Brassaï le surréaliste faite en 1944. Je connaissais un peu Brassaï. J’aimais bien cet homme déjà vieux aux yeux de crapaud. Il portait à Picasso une admiration de peintre manqué. « C’est l’homme su siècle. Il fait ce qu’il veut. En une heure, il peut être Ingres ou le cubisme. Il te fait un Matisse, un Braque, ou s’il en a envie un chromo. Je crois que son regard seul suffit à transformer la matière ». Il m’avait dit cela le jour où nous nous sommes connus peu après la Libération dans un atelier très froid où nous fêtions je ne sais plus quoi chez je ne sais plus qui. Il me dit « regarde bien Picasso quand tu le verras, c’est le seul créateur vivant ». Il me disait « Ce n’est pas bien de ne croire en rien ». Je répondais en riant ce que je pensais vraiment à l’époque « mais si, je crois en l’amour et en l’humanité ».
Et Brassaï me fixant avec un sérieux comique « tu as tort, tu seras déçue ». « Et toi, tu crois ? ». « Je crois que les traces et les empreintes c’est important. Et la rébellion. Enfin, ça, je le croyais ».
Nous avons échangé ces propos, banalité sans doute aux temps surréalistes mais qui dans le milieu où je plongeais et où la foi c’était la joie des lendemains, devenaient étranges.

La main de Pablo est courte, la paume large, le mont de Vénus autour du pouce développé. Et c’est vrai que la ligne de vie est très longue. Presque jusqu’au poignet. Et c’est vrai que la ligne de tête va jusqu’au bout de la paume.

Et c’est vrai que la ligne de cœur commence fort juste sous l’index et coule profond. Ses premières phalanges sont compactes, renflées. Rien d’effilé dans cette paume de pétrisseur exigeant. Bref, on pourrait dire que le caractère est inscrit sur cette paume droite, trapue, charnue. (La gauche je ne l’ai jamais vraiment regardée). On dit que la droite est celle de la volonté, la gauche celle dit-on, de la nature.
Je ne crois pas à la chiromancie. La paume de Pablo fixée par Brassaï est un portrait assez juste de sa vie. Est-ce qu’un mont de Vénus proéminent dénote le génie ?

Nous avons donc déjeuné à Vallauris avec le boxer à l’air redoutable et au naturel étonnamment débonnaire. Avec Françoise en robe bleue prenant la taille laissant voir l’heureux naturel d’un décolleté pulpeux sans empâtement et les muscles longs et secs des bras.
Entre Pablo et elle se poursuivait un jeu où en apparence il dominait sans partage mais sous lequel on sentait la cavale toujours indomptée.

L’après-midi avant de descendre à la plage, nous sommes allés à l’atelier de poterie Madoura. Là, Picasso après une concentration assez intense dans le silence de nous tous a tracé en quelques instants ses empreintes sur l’argile d’une assiette qui deviendra visage. Il m’offrira un exemplaire de ce numéro de la série. Dans les années 70, Françoise, quand nous nous serons retrouvées m’en offrira quatre autres d’une série postérieure. Je garde aussi de ce temps un cendrier-colombe (assez pigeon) et un plat chèvre.
Mais ce jour-là nous sommes ensuite descendus à la plage de Golfe Juan où il n’y avait personne. Sur cette plage où Robert Capa - que je connaîtrai chez Pablo et Françoise et qui deviendra un ami jusqu’à ce qu’il saute sur une mine au Vietnam - fera la fameuse photo où Pablo court portant une ombrelle pour protéger Françoise. Mais il n’a pas fait cette photo ce jour-là.
« L’entretien » fut un peu bizarre. Il me demanda si j’aimais le « saule pleureur de Jean-Jacques Rousseau ». Je l’avais aimé mais ne l’aimais plus.

Bon point aussitôt perdu car j’avais horreur des courses de taureaux ce qui prouvait - dit Pablo en riant des yeux - que le « pleurard » m’avait quand même rendue « sentimentale et myosotis ». Je riais. Le « génie satanique » dont j’avais rêvé dans mon adolescence surréaliste existait donc, plein de feu, de cruauté, de gaieté arrogante et s’il le voulait, de gentillesse ?
Il y avait peu de gens sur la plage mais assez pour qu’une femme vienne demander un autographe. Pablo dit « Bien, mais alors sur vous, pas sur un papier ». Et il dessina sur son dos. Et signa. Elle dit en riant qu’elle ne se laverait plus. Son mari photographia sans arrêt chaque instant de cette scène. Pablo debout, la femme à genoux de dos et lui traçant très vite sa marque.
Nous avons dîné dans un restaurant sur la plage, formant une grande tablée. Je ne me rappelle plus qui était là en-dehors de Françoise et de Robert Capa. En allant vers le restaurant Pablo ramassa un fil de fer et tout en parlant il en fit une silhouette d’homme et me dit « Tiens, tu vois, j’ai fait un Giacometti, ça ne prend pas toujours du temps ! » Il sourit avec sa férocité joueuse, irrésistible.

Je dis « vous n’aimez pas le travail de Giacometti ? » Il a feint une grande colère « Mais quelle invention ! Quand vous ai-je dit ça ? Si vous écrivez ça vous verrez ! » J’ai éclaté de rire, l’assurais que je ne me livrais pas à une enquête sur ses goûts.
Un jour il m’a demandé si je mentais en amour. C’était bizarre parce qu’il n’y avait aucun érotisme même léger dans nos rapports. J’étais séduite mais il me faisait peur. Je lui répondis la vérité : j’avais menti toute mon enfance et mon adolescence durant à mon père et m’étais jurée de ne jamais mentir à un homme. Je me rappelle que nous étions ce jour-là dans son atelier devant une de ses toiles. Il me dit : « alors le Minotaure un jour te tuera ». Puis quelqu’un est survenu et nous n’avons plus parlé. Il avait alors 66 ou 67 ans je pense et moi 26 ou 27. J’ai pensé « Lui oui, c’est le Minotaure » et je me demandais si le Minotaure était un génie… si le mythe était celui du génie créateur dévorant qui voulait être seul à dire la vérité, sa vérité ?
J’admirais Françoise de porter le second enfant de cet homme.
La première fois que Pablo rencontra Desanti ce fut dans un petit café de Nice avec Eluard. Il lui dit :

C’était au Festival de la Jeunesse organisé par les communistes.
- Regarder ? Regarder la réalité ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il a tiré de sa poche un crayon jaune ordinaire.
- Voilà. Un crayon. Le dessiner ? On le dessine toujours allongé, côtelé, avec sa mine. Tiens
Il a mis le crayon à la verticale de sa prunelle.
- Voilà. Qu’est-ce que tu vois philosophe ? Tu ne reconnais plus le crayon. C’est un polyèdre avec un point noir au milieu. On ne peint pas ce qu’on voit. On peint ce qu’on croit que les autres veulent voir.

Picasso
Paloma engendrée en 48. (Françoise connaissait déjà Kostas)
25 août 48. Pablo part pour Wroclaw.
Cf Ariana Stassinopoulos.p. 361-364
Peur de l’avion
Pologne a servi de stimulant. La poterie n’était plus assez neuve. Emmène Maral. « Il en a si envie ». En réalité pour avoir quelqu’un à son service.
Blouse ???
F. figure sur un tableau.